Leiris, dans Le Peintre et son modèle, commence par montrer l’importance des éléments autobiographiques dans l’œuvre de Picasso. Cette tendance à toujours mettre en parallèle l’œuvre et la vie de l’artiste est l’un des points les plus marquants de son approche de Picasso.
Quels que soient les thèmes que Picasso a traités au cours de ses diverses époques, ils ont presque toujours été associés étroitement à ce qu’était sa vie : éléments du décor quotidien, êtres humains à qui l’avaient attaché les liens des sens ou ceux du sentiment, personnages apitoyants ou pittoresques des années de jeunesse, compositions épiques inaugurées par Guernica, figures venues des mythes classiques ou issues d’une légende strictement individuelle, aucun de ces sujets – extraits de l’existence telle qu’il l’a concrètement vécue ou relevant d’une existence plus ou moins imaginaire – qui n’entretienne avec le corps ou le cœur de l’artiste une relation précise et ne puisse être situé d’une façon rigoureuse par rapport à sa biographie […] [12].
Bien sûr la « vie quotidienne » dont Leiris parle ici n’est pas forcément tranquille. C’est sur « […] le plan où l’extrême du vérisme se confond avec l’extrême de la fantaisie qu’il faut situer la série de dessins et de lithographies, pour la plupart en noir mais quelques-uns aux crayons de couleurs, qui vers la fin de 1953 et le début de 1954 ont constitué pour Picasso le journal, non verbal mais visuel, d’une détestable “saison en enfer”, crise de la vie intime le menant à la mise en question la plus générale » [13]. Dans ce passage écrit en 1954, Leiris met en relief le caractère proche du journal intime de ce qui est produit dans cette période de crise. Trois ans plus tard, il connaîtra lui aussi cette « saison de l’enfer ».
L’acte de se dessiner soi-même, ainsi que les liens profonds entre les œuvres et les éléments biographiques ne concernent pas seulement Picasso, mais aussi Leiris lui-même et son activité littéraire. Leiris se trouve alors engagé dans un cercle plus ou moins vicieux dont il lui est difficile de sortir : rendre le portrait de Picasso par l’écriture ne revient-il finalement qu’à faire son propre autoportrait ? Leiris parle de « cette constante osmose des contraires – si frappante en Espagne – qui marque l’art de Picasso comme le spectacle taurin ». Si l’on applique ce schéma des « contraires » à la relation de Leiris et de Picasso, quel genre d’« osmose » faut-il imaginer entre les deux hommes ? Entre le langage des essais critiques que Leiris emploie pour saisir la signification de l’œuvre de Picasso, et celui qu’il utilise dans sa série d’essais autobiographiques comme La Règle du jeu, pour dire bref entre son discours critique d’un côté et le récit de de sa propre vie de l’autre, y a-t-il une différence de langage aussi nette qu’on pourrait le croire ?
Ce regard très singulier de Leiris est particulièrement intéressant quand l’auteur exprime sa fascination pour l’image du cheval, qui revient à de nombreuses reprises dans l’œuvre de Picasso : cheval du picador dans l’arène, Pégase peint sur le rideau du ballet Parade, et toutes ses variations. Comme le dit Leiris en 1954, c’est un destin grotesque qui attend ces chevaux. Leiris part de cette peinture sur le rideau de Parade, et arrive à un autre cheval qui fait son entrée dans un « écrit dramatique », Les Quatre Petites Filles.
Porteur d’une danseuse ailée, le Pégase du rideau de Parade se confondra un jour avec son compagnon sinistre le cheval de picador ; à l’acte IV, scène finale de la pièce de théâtre Les Quatre Petites Filles, on le verra perdre ses boyaux et la tête coiffée de ce hibou qui eut pour prototype un oiseau familier et tant de fois fut représenté en peinture en sculpture et surtout en céramique [14].
Mais Leiris n’est jamais parvenu à faire sien cet humour propre à Picasso, et le goût du grotesque chez lui était plutôt teinté d’un certain lyrisme. Cela n’est-il pas lié au fait que l’espace privilégié dans lequel Leiris déploie son talent est la description de ses rêves ? Par exemple Leiris nous rapporte dans Fibrilles qu’il a fait un rêve, plus proche même d’une hallucination, au printemps 1955, et qu’il y a vu « un cheval de couleur indéterminée » [15]. Le cheval, crinière au vent, se mouvait lentement, sans cependant aller nulle part. Ce rêve ne renvoie-t-il pas à l’œuvre de Leiris lui-même ? Leiris, s’essayant lui-même à l’analyse de ce rêve, écrit ceci : « La crinière, elle aussi sans couleur, paraissait résumer toute la vie de cet animal auquel j’attachais je ne sais quelle intime et lointaine signification, comme si un lieu obscur mais précis l’avait uni à ce qui m’échappe le plus de ma propre personne ». Une logique secrète nous pousse à lier son texte critique de 1954 Picasso et la comédie humaine à ce rêve noté en 1955. Ce lien pourrait alors participer d’un ensemble plus vaste, celui des métamorphoses du cheval, depuis le rideau de Parade jusqu’aux Quatre Petites Filles, comme si cette pensée, en quête de la source de cette image floue et imprécise, s’enracinait jusque dans les rêves de l’auteur.