
      Dans les années 1920, Kahnweiler et son épouse prirent  l’habitude de réunir leurs amis peintres et écrivains le dimanche après-midi dans  leur jardin, rue de la Mairie à Boulogne-Billancourt. Leiris y fut accueilli  comme un jeune invité, puis y emménagea juste après son mariage avec Louise en  1926. Plus tard, pendant la guerre, les Kahnweiler fuirent la capitale et s’installèrent  en province, mais quand ils parvinrent à regagner Paris en secret, ils se  cachèrent cette fois chez les Leiris, quai des Grands-Augustins, à deux pas de  l’atelier de Picasso qui se trouvait rue des Grands-Augustins. A ce cercle  s’ajoute aussi Max Jacob qui initia Leiris à l’écriture poétique, et qui était  pour Picasso un compagnon de route à l’époque du Bateau-Lavoir. On peut imaginer  que ce monde qui reposait sur ces liens très forts de Kahnweiler et de Picasso  était, pour le jeune Leiris, parfois asphyxiant. De nombreux signes indiquent  qu’il ne lui fut pas aisé de vivre dans l’ombre de ses aînés. On peut citer  comme un de ces indices le fait que juste après son mariage, il laissa  bizarrement sa jeune épouse à Boulogne-Billancourt et partit tout seul comme un  célibataire vers l’Egypte où se trouvait alors son ami Georges Limbour [4].
      Dans un article publié dans le journal quotidien du  parti communiste de Nice, Le Patriote de  Nice et du Sud-Est (24 octobre 1961) pour fêter les quatre-vingts ans de  Picasso, Leiris évoque leurs échanges sur près de quarante ans, et la grande  émotion qu’il ressentit quand il vit pour la première fois des toiles du  peintre à la galerie Simon. Il ajoute que ce choc ne fut pas provoqué par les seuls  tableaux, mais aussi par la silhouette de l’artiste qu’il aperçut furtivement  dans le bureau. Leiris, à cette occasion, fut présenté à Picasso par Kahnweiler  comme un « jeune poète ». Picasso jouissait déjà d’une grande  renommée, tandis que le jeune Leiris n’avait encore rien publié d’important. Quelques  jours plus tard, Leiris était de nouveau en chemin vers la galerie Simon quand,  au moment de remonter la rue de la Boétie, il croisa Picasso venant de la  direction opposée. Celui-ci agita la main dans sa direction, et lui dit comme à  un ami de longue date : « Bonjour Leiris ! Comment ça va ?  Alors, vous travaillez ? ». Selon Leiris, cet épisode illustre bien l’une  des facettes de Picasso, qui force l’admiration : « son infinie  curiosité de ce que font les autres, cette prodigieuse ouverture d’esprit,  grâce à laquelle il peut traiter d’égal à égal avec quiconque et l’espèce de  doute méthodique qui, en l’empêchant de se mettre sur un piédestal, lui a  permis de garder intacte – à travers les années – sa passion de recherche », et  cette vision qu’a Leiris de l’artiste se maintiendra jusque dans ses derniers  écrits, comme le montre bien le titre Un  génie sans piédestal.
      Dans les écrits de Leiris sur Picasso, on aperçoit en  filigrane plusieurs thématiques autobiographiques : la corrida, les  relations entre le peintre et son modèle, l’artiste en saltimbanque, la théâtralité…  autant de motifs récurrents que Leiris a trouvés dans l’œuvre de Picasso mais  qui lui servent également à tisser les fils de ses propres écrits, souvent  brisés et fragmentaires, marqués par la digression. Toutefois, si l’influence  de Picasso sur Leiris fut décisive, l’inverse est vrai aussi, notamment quand  il s’agit de la corrida. De la seconde moitié des années 1930 jusqu’au milieu  des années 1940, Leiris publie une série de textes consacrés à ce sujet : Tauromachies (1937), Miroir de la tauromachie (1938), Abanico para los toros (1938), De la littérature considérée comme une  tauromachie (1946). On peut faire remonter cet intérêt pour la corrida à un  texte de sa période surréaliste, Grande  fuite de neige (1926). Leiris y décrit en partie l’« horrible  massacre » auquel il a assisté dans les arènes romaines de Fréjus en août 1926. Lorsque ce texte est republié près de quarante ans plus tard au Mercure  de France, Leiris précise, dans l’avant-propos de cette nouvelle édition, que  c’est en compagnie de Picasso qu’il a vu ce spectacle [5]. Mais dix ans plus tard, c’est plutôt Leiris qui  prend l’initiative. A partir de la seconde moitié des années 1930, il fréquente  André Castel pour approfondir ses connaissances techniques sur la corrida, en  relation avec l’écriture des textes qui composeront Abanico para los toros. Au cours de cette période, il invite  Picasso dans les arènes, à Nîmes ou à Arles, et le peintre fut ainsi amené à  reprendre le thème de la corrida de la fin des années 1950 au début des années  1960 [6]. La série bien connue de gravures sur cuivre à  l’aquatinte illustrant la Corrida de  toros de Pepe Hijo fut réalisée d’après une corrida à laquelle il avait assisté  à Arles.
      Le 8 avril 1973 Picasso s’éteint. Dans son Journal, Leiris n’écrit qu’une simple  note : « mort de Picasso », mais dans le quatrième volume de La Règle du jeu – Frêle Bruit, publié en  1976, il évoque les quelques heures qui précédèrent l’instant où, alors qu’il rentrait  d’une promenade avec son chien, sa femme lui annonça : « Pablo est  mort ». Quelques jours après la mort de Picasso, alors qu’il lit son oraison  funèbre dans le journal, Leiris se remémore une anecdote selon laquelle, à une époque  lointaine de l’Antiquité, au moment précis de la transition du paganisme au  christianisme, on entendit quelqu’un crier « Pan, le grand Pan est mort ».  Se souvenant qu’au cours de sa promenade, il entendit sonner très fort dans ses  oreilles des bruits inhabituels, deux chiens se battant, un accident de  voiture, mais surtout ce cri annonçant la mort du dieu, Leiris conclut ce  passage avec ces quatre mots : « tonnerre, abois furieux, tintamarre  de rôles, cris » [7].
      On devine l’ampleur de tout ce que Leiris reçut de  Picasso au cours de leurs échanges sur ces cinquante années. A ses débuts, dans  les années 1920, il éprouvait une affinité plus profonde avec d’autres artistes  de sa génération comme Giacometti ou Masson, et cela paraît très naturel quand  on pense que l’atelier de ce dernier au 45 rue Blomet était devenu un véritable  lieu de rencontre des jeunes artistes et poètes. Mais à partir des années 1950,  il subit fortement l’influence de Picasso et lui consacra une nouvelle série de  textes en relation avec la nouvelle organisation de la galerie Louise Leiris.  Leiris semble avoir eu besoin de traverser une période de crise pour découvrir le  véritable enjeu de l’œuvre de Picasso.
    
[4] Il est fait mention de cette fugue et de ses  circonstances dans Fibrilles. Voir M.  Leiris, La Règle du jeu III – Fibrilles,  Gallimard, 1966, p. 68.
  [5] M. Leiris, Grande  fuite de neige, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1982, p. 10 :  « Dans ce chaos prémédité se retrouvent, avec des traces de mes lectures  du moment (telle la Critique de la raison  pure qu’à dire vrai je n’ai jamais achevée) et des lambeaux  autobiographiques (comme la représentation enfantine de l’âme sous la forme  d’une “surface nébuleuse”, souvenir que je reprendrais dans L’Age d’homme), certains détails de  circonstances : c’est en compagnie de Picasso et de quelques autres  personnes de nationalités diverses que j’assistai à cette course… »
  [6] Voir l’ouvrage plus approfondi d’Annie Maïllis sur  Leiris et la corrida : A. Maïllis, Michel Leiris, l’écrivain matador, Paris, L’Harmattan, 1996. Annie  Maïllis a aussi compilé et publié la correspondance entre Leiris et  Castel : A. Castel et M. Leiris, Correspondance, 1938-1958, Paris, Editions Claire Paulhan, 2002.  Enfin Françoise Gilot a publié de son côté un ouvrage rassemblant ses  entretiens avec Annie Maïllis : F. Gilot, Dans l’arène avec Picasso : entretiens avec Annie Maïllis, Montpellier,  Indigène éditions, 2004.
[7] Roland Penrose cite ce passage à la fin de son  ouvrage Picasso: His Life and Work,  London, Victor Gollanz, 1958.
