De la mise en scène caricaturale du discours
de surnomination politique en Côte d’Ivoire :
une étude de cas
- Dorgelès Houessou
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C’est au cours d’une conférence de presse que l’ex chef de la junte au pouvoir, le Général Robert Guéi, président de l’UDPCI, a prononcée le vendredi 13 septembre 2002 à l’hôtel Pullman d’Abidjan qu’un surnom qui a fait les choux gras de la presse a été prononcé pour la première fois. Il a notamment déclaré :
Chaque Ivoirien a quotidiennement sa part du sourire moqueur des Refondateurs, et surtout, sa dose de farine. Dans les journaux on lit, tous les jours:
- “GBAGBO a roulé GUEI dans la farine,”
- “GBAGBO a roulé ADO dans, la farine,”
- “GBAGBO a roulé BEDIE dans la farine.”
Quel est donc, ce Chef d’Etat, qui se transforme en boulanger, pour pétrir toujours la farine? Et pour rouler tout le monde dans cette farine ? Le pain se fait avec de la levure, sachons-le. Et ce que le FPI ne doit pas oublier, c’est qu’un jour, cette même farine sans "levure sociale" va lui boucher les narines et la gorge, parce qu’elle sera pétrie par le Peuple QUI SAIT CE QUE GBAGBO ne sait pas.
Le Peuple n’est pas dupe. Les Ivoiriens sont écrasés par le poids de l’insécurité et de la pauvreté. Choses que le FPI combattait hier dans les rues [36].
Le surnom de « Boulanger d’Abidjan » est ainsi créé. Et Laurent Gbagbo ne pourra point s’en défaire, surtout en raison de l’heureuse métonymie entre son fidèle disciple Blé Goudé et l’épi à l’origine de la « farine » servant traditionnellement à confectionner le pain. Ici (fig. 3), le présentatif graphique « Farine de blé » joue sur une double interprétation processuelle (i) et résultative (ii). On obtient alors les énoncés (i) « Ceci est la farine que Blé Goudé utilise pour jeter de la poudre aux yeux des jeunes ivoiriens » et (ii) « Blé Goudé est la farine que Gbagbo utilise pour enfariner aussi bien les ivoiriens que la communauté internationale ».
Le second syntagme : « Moulin Bagpê » met en lumière l’emploi ironique de l’expression « moulin à paroles » que le contexte peut laisser déduire. Mais c’est la présence d’un surnom nouveau réactualisé et entériné par cet usage qui est digne d’intérêt. Les détracteurs de Blé Goudé lui reprochent en effet d’avoir usurpé son identité actuelle car il aurait pour nom authentique « Zadi Gbapê Grégoire » [37] et aurait abandonné son identité originelle pour des raisons obscures étant entendu que c’est là une pratique à laquelle sont accoutumés les plus grands criminels. Ses partisans nient volontiers ce fait mais certains qui l’admettent trouvent valorisant de changer d’identité [38]. Bref, ces deux conceptions ne contestent pas le sème d’authenticité qui est attaché à cette dénomination et qui justifie la présence d’un numéro de téléphone censé constituer un double indice de réalisme quant au photomonteur d’une part, et d’autre part d’une si grande certitude à propos de la qualité du produit vendu que l’énonciateur (Bagpê) se permet d’assurer un service après vente. Les mentions liées au poids et à la validité du produit : « Poids net : 1kg à l’ensachage », « A consommer de préférence avant », « 30 SEP. 2014 » souscrivent au même souci de crédibilité et de professionnalisme.
En fig. 4 on assiste à une véritable mise en scène graphique : diversité des caractères et des tailles de police, encodage présentatif spécifiant par variation des teintes des fonds de police, variations esthétiques de la distribution syntagmatique sur la surface plastique, tracé du parcours de lecture en « Z » assurant une efficacité mnémonique. Bref tout cet ensemble porte à croire que cette image annonce un récit palpitant et l’icône graphique figurant le logo de la première chaine de télévision nationale l’atteste sans ambages. La codification linguistique dans ce contexte peut ainsi littéralement se traduire : « La RTI, chaine de propagation haineuse, vous présente la deuxième saison de votre série intitulée Le retour du Boulanger, avec dans le rôle principal Gbagb’son ! Palpitations assurées car vous comprendrez pourquoi les élections n’auront jamais lieu en Côte d’Ivoire ! ». L’implicite évident est que la première saison du feuilleton présenté portait déjà sur le Boulanger d’Abidjan et ses roublardises. Il est de retour cette fois dans un rôle plus attractif puisqu’il est connu que les scénaristes qui remportent un vif succès (implicite ironique) proposent une suite toujours mieux élaborée que la précédente à leurs productions. L’évolution diachronique est là encore fulgurante car elle traduit une intensité plus prononcée qui affecte totalement la forme du surnom de boulanger en renforçant sa sémantique dans la même veine axiologique dépréciative. Le Boulanger d’Abidjan devient donc Gbagb’son. Non seulement cette anglicisation construite par apocope de la finale « o » et l’adjonction du nom anglais « son » [39] traduit le rapprochement entre le politique et les productions cinématographiques de premier plan dont l’Amérique est le berceau, mais aussi l’on retrouve ici l’un des reproches les plus récurrents faits à Gbagbo à savoir « la confiscation du pouvoir » après que le terme légal de son mandat constitutionnel eut été observé en 2005.
« Ecrire et dessiner sont identiques en leur fond » [40]. Cette pensée de Klee se trouve illustrée par notre analyse à plusieurs titres. C’est cependant leur complémentarité, la simultanéité de leur usage qui tout en les enrichissant l’un et l’autre confère aux messages linguistique et iconique d’aboutir à des seuils de réussite communicationnelle auxquels ni l’un ni l’autre ne parviennent isolément. Nous avons pu observer sept surnoms dont la popularité atteste de la portée aussi bien formelle, sur le plan dialectique du rapport du contenant au contenu, que sociologique c’est-à-dire portant sur la dimension sémantique des effets perlocutoires attendus et générés par le discours surnominal ivoirien.
La caricature surnominale par photomontage, dans le contexte particulier de la Côte d’Ivoire émaillée par une crise politico-militaire décennale, est riche de procédés stylistiques que de nombreux auteurs pour la grande majorité anonymes ont su exploiter pour mettre en lumière au-delà des implicatures d’ordre structurel, des modes de référentiation spécifiques à la surnomination et des régimes énonciatifs allant du discours au récit. Discours de soi, sur l’autre mais aussi sur soi-même. Récit de l’autre mais réactualisé par soi selon les sensibilités idéologiques du destinataire. Récit donc sur l’autre, constituant microstructural de l’histoire nationale au cours de cette décennie. L’ambivalence épidictique constatée par réappropriation axiologique de certains surnoms est révélateur, certes, des tensions et violences scripto-iconiques creusant la fracture sociale mais aussi et surtout de la nécessaire décrispation du climat social car désacralisation iconolâtrique et dérision populaire « sont aussi une condition de signifiance des personnages en ce qu’ils permettent au discours-récit de se proférer, d’entrer dans le tableau et par là de transformer les personnages en figures, d’articuler des relations dans la surface plastique. Le tableau par eux devient texte en absorbant le discours » [41].
Bibliographie
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[36] Extrait du Nouveau Réveil, 15 septembre 2012.
[37] Voir le virulent article d’un internaute sur le site koaci.com.
[38] Voir notamment ce profil facebook à caractère dithyrambique.
[39] Qui se traduit par« fils ».
[40] P. Klee, Théorie de l’art moderne, Gallimard, Paris (1956), 1998, p. 58.
[41] L. Marin, « La description de l’image », Communications, n° 15, 1970, L’Analyse des images, pp. 186-209.