Le reflet de Méduse. Le rapport entre
photographie et texte dans Bruges-la-Morte
de Georges Rodenbach

- Valery Rion
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       « Dans cette étude passionnelle, nous avons voulu aussi et principalement évoquer une Ville, la Ville comme personnage essentiel, associé aux états d’âmes, qui conseille, dissuade, détermine à agir » [1] (p. 275). Cette assertion de Georges Rodenbach, incluse dans l’avertissement du roman Bruges-la-Morte, a été ajoutée par l’auteur après sa première publication en feuilleton dans le Figaro en 1892 [2]. Elle justifie pleinement l’insertion de clichés photographiques de la ville de Bruges au sein du roman. Il inaugure de ce fait un genre littéraire, appelé « récit-photo » [3] par Daniel Grojnowski, comprenant des récits ou des essais, comme Nadja d’André Breton ou encore La Chambre claire de Roland Barthes, qui associent étroitement un texte à des illustrations photographiques. Cela traduit une volonté de la part de l’auteur de soumettre une ville aux yeux du lecteur pour l’imprégner de son atmosphère. Cependant, l’utilisation d’un tel matériau dans l’élaboration d’une œuvre littéraire ne saurait avoir qu’une vocation illustratrice du lisible par le visible. Rodenbach lui-même met en exergue la symbiose de ces deux dimensions au sein de son ouvrage.
      Dans l’avertissement, il souligne que la peinture de la ville constitue une part non négligeable et fondamentale de son projet littéraire. En effet, il l’élève au rang de personnage, alors qu’ordinairement on parle plutôt de cadre ou d’environnement. Ces photographies sont donc profondément liées « à l’événement même du livre » puisqu’elles « collaborent aux péripéties » (p. 50), comme le relève Rodenbach, toujours dans son avertissement. La représentation de la ville, aussi bien aux niveaux textuels qu’iconographiques, devient la projection de l’état d’âme mélancolique du protagoniste Hugues Viane suite à la disparition de sa femme autant qu’une mise en scène de l’absence, du vide [4] laissée par la défunte. Cette représentation du vide fascine le lecteur mais l’effraie aussi car elle lui montre ce qui l’attend à l’issue de son existence : l’absence, la mort [5]. La présence subliminale de la mort à travers les photographies a quelque chose de méduséen, tout comme celle de la mort sur le visage de Jane, la jeune fille qui ressemble tant à l’épouse défunte d’Hugues. A chaque fois qu’il la regarde, c’est le visage de la morte qu’il aperçoit. Méduse a « la mort dans les yeux » [6] selon les termes de Jean-Pierre Vernant [7]. C’est cette ressemblance avec la morte qui fait de Jane un personnage méduséen. Avec elle, la représentation de l’absence dans les clichés photographiques contribuent à la création d’une aura au sens où l’entend Walter Benjamin [8], mais d’une aura particulière, moderne, et marquée par une esthétique de l’ambivalence propre à Méduse.
      Paul Renard note que les photographies occupent une place prépondérante également d’un point de vue quantitatif : « Les clichés, reproduits sur une page pleine dont la suivante est blanche, sont au nombre de trente-cinq et sont comptabilisés dans la pagination, ce qui prouve que Rodenbach leur attache presqu’autant d’importance qu’au texte » [9]. Elles possèdent donc un pouvoir sur la narration et a fortiori sur la lecture puisqu’elles forcent, du fait de leur simple présence, le lecteur à s’interrompre et à les examiner plus ou moins longuement. Par ailleurs, un lecteur avisé peut parfois être tenté de revenir sur certaines photographies suite à leur évocation a posteriori dans le fil de la narration. Comment faut-il comprendre cette ambivalence du phénomène photographique constituant simultanément une rupture de la continuité narrative et un moyen facilitant l’appréhension de l’environnement physique du récit pour le lecteur ? C’est là que la notion de « montage littéraire » s’avère éclairante à propos notamment de cette double fonction paradoxale de la photographie ainsi qu’au niveau du processus transitionnel vécu par les lecteurs du roman de l’écrivain belge : du visible au lisible et inversement.

 

Pour une définition de la notion de « montage littéraire »

 

      L’importance des images dans l’économie du récit rodenbachien nécessite donc un recours à la notion de « montage littéraire » développée par Benjamin. Ce concept apparaît dans son œuvre à plusieurs reprises au cours des années 1930. Pour l’œuvre d’art, ses caractéristiques particulières sont liées à des procédés visant à la juxtaposition et à l’insertion de documents en son sein :

 

Le principe stylistique de ce livre [Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin] est le montage. Dans ce texte, on voit arriver à l’improviste des imprimés petits-bourgeois, des histoires scandaleuses, des faits divers d’accidents, des événements sensationnels de 1928, des chansons populaires, des petites annonces. Le montage fait éclater le « roman », aussi bien du point de vue structurel que du point de vue stylistique, créant ainsi de nouvelles possibilités très épiques, notamment au plan formel. En effet n’importe quel matériau de montage ne fait pas l’affaire. Le montage véritable part du document [10].

 

      Selon Benjamin, le « montage véritable part du document », autrement dit d’une trace, d’un fragment de la réalité, comme une photographie dans le cas du roman de Rodenbach. Il met en évidence ce principe de juxtaposition de documents par une accumulation des éléments divers qui composent le « montage » de Döblin. Cette « contamination » documentaire de l’œuvre littéraire propre au montage caractérise la notion d’épique au sens où l’entend le critique allemand. Il s’agit en effet d’épique moderne, qui se définit par l’incorporation dans l’œuvre littéraire de matériaux du quotidien dans le but de transmettre une expérience grâce à ces traces matérielles. Ce principe épique ou matérialiste est une première condition nécessaire à l’utilisation du terme « montage littéraire » dans lequel on « sauve » une expérience vécue et on la transpose en quelque sorte dans l’univers littéraire afin de créer une expérience de lecture nouvelle.
      Les deux autres principes définitoires de la notion de montage peuvent être considérés comme des corollaires de ce principe épique. En effet, la présence au sein de l’œuvre littéraire de documents, de traces du réel induit une forme d’interruption – c’est le deuxième principe – qui arrête le cours de la narration traditionnelle en attirant l’attention du lecteur sur ce fragment du réel. Cela lui fait prendre conscience du caractère fictif et littéraire de l’œuvre par opposition au document, ce qui introduit une distance critique par rapport à la diégèse à l’opposé de l’effet de réel [11] recherché par les écrivains réalistes notamment. Cette rupture dans le fil de la lisibilité de l’œuvre aboutit donc à une distanciation critique du lecteur, comme c’est le cas de la métalepse au sens où l’entend Gérard Genette [12].
      Le troisième principe qui nous semble caractériser le montage littéraire est le dédoublement des registres. En effet, le lecteur est clairement mis à contribution puisqu’il fait une expérience de lecture dans une double perspective : d’une part, celle du texte ou de la narration et d’autre part celle de l’image dans le cas de Bruges-la-Morte. Par ailleurs, la mise en écho de ces matériaux divers permettra au lecteur de faire émerger une autre signification, résultat de la mise en résonnance de ces deux registres, constituant un double régime de continuité et de discontinuité de l’œuvre. C’est là toute la richesse mais également la complexité de la notion de montage littéraire. Cette signification résultant de la juxtaposition de deux éléments hétéroclites correspond à la définition que donne Eisenstein du montage cinématographique dit « dialectique » :

 

Le montage, est l’art d’exprimer et de signifier par le rapport de deux plans juxtaposés, de telle sorte que cette juxtaposition fasse naître une idée, ou exprime quelque chose qui n’est contenu dans aucun des deux plans pris séparément. L’ensemble est supérieur à la somme de ses parties (…) A mon avis le montage, c’est l’idée qui naît du choc de plans indépendants, voire même de plans opposés les uns aux autres [13].

 

Ce procédé permet la création d’un sens nouveau : c’est ce « quelque chose d’artificiel, quelque chose de fabriqué » [14] mentionné par Benjamin à propos de la construction photographique. Il attribue aux surréalistes le mérite d’avoir été pionniers dans cette expérimentation. Il en va de même pour Rodenbach, quelques années auparavant, qui construit dans son ouvrage de véritables images dialectiques.

 

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[1] Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, Paris, éd. J.-P. Bertrand et D. Grojnowski, GF Flammarion, 1998, p. 49.
[2] Ibid., note n°1.
[3] D. Grojnowski, Photographie et langage, Paris, José Corti, 2002, pp. 93-120.
[4] A aucun moment, en effet, les photographies ne représentent des êtres humains. La seule exception n’est en fait pas une photographie mais un dessin.
[5] Cette analyse se rapproche de l’angoisse que ressent le spectateur devant la représentation de la tombe développée par Georges Didi-Huberman. Voir « L’évitement du vide : croyance ou tautologie », dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, « Critique », 1992, pp. 17-26.
[6] J.-P. Vernant, La Mort dans les yeux, Hachette littératures, 1996. Camille Dumoulié affirme lui aussi que Méduse « est bien l’image de la mort pour celui qui l’aperçoit » (dans « Méduse », Dictionnaire des mythes littéraires, Pierre Brunel (dir.), Editions du Rocher, 2000, pp. 992-993).
[7] La beauté méduséenne s’incarne dans le cadre de la fiction lorsqu’un personnage féminin suscite chez un personnage masculin une forme de désir amoureux ou de fascination esthétique, favorisés par une certaine proximité avec la mort (Voir à ce sujet notre contribution dans la revue MuseMedusa : Valery Rion, « Goethe méduse Gautier », MuseMedusa, dossier n°1 « Peut-on regarder Méduse ? ».
[8] W. Benjamin, « Petit histoire de la photographie », dans Œuvres II, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2000, pp. 295‑321 et « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », dans Œuvres III, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2000, pp. 269-316.
[9] P. Renard, « Bruges-la-Morte et les images », Nord’, n°21, 1993, p. 99.
[10] W. Benjamin, « La Crise du roman », dans Œuvres II, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2000, p. 192.
[11] A ce propos, voir la contribution de Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications 11, 1968.
[12] C’est-à-dire, la confusion des niveaux narratifs, en l’occurrence c’est le réel qui fait irruption dans le niveau fictionnel (voir G. Genette, Métalepse, Paris, Seuil, « Poétique », 2004).
[13] Voir à ce sujet Segueï M. Eisenstein, « Méthodes de montage » (1929), dans Le Film : sa forme, son sens, Paris, Christian Bourgois Ed., 1976.
[14] W. Benjamin, « Petite histoire de la photographie », dans Œuvres II, éd. cit.,  p. 318.