Le reflet de Méduse. Le rapport entre
photographie et texte dans Bruges-la-Morte
de Georges Rodenbach

- Valery Rion
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Ressemblances et « écriture-artiste » : thématisation de l’image et de la
photographie

 

      Le drame de la ressemblance entre les deux protagonistes féminins est également celui de la photographie. Bien que cette dernière corresponde exactement au réel, ce n’est toutefois jamais vraiment la réalité mais une reproduction fidèle de celle-ci à partir d’un point de vue particulier à un instant donné [26]. Néanmoins, la réalité n’est jamais figée, elle est dynamique et fuyante. Ce n’est pas au niveau de l’apparence mais bien au niveau de leur personnalité, de leurs comportements, de leurs mouvements que Jane et la morte sont dissemblables. Tout se passe comme si Hugues avait vu en la personne de Jane une réduplication photographique de sa femme, sans prendre la peine de faire attention aux détails, comme Rodenbach le dit lui-même : « les ressemblances ne sont jamais que dans les lignes et dans l’ensemble. Si on s’ingénie aux détails, tout diffère » (p. 178). Lorsque celui-ci se rend compte de son erreur, il est trop tard. Il y a donc, de la part de Rodenbach, à travers cette thématique de la ressemblance, une forme de réflexion métadiscursive sur l’utilisation artistique de la photographie et sur sa capacité à saisir une réalité.
      Ce jeu de ressemblances et de dissemblances entre les deux femmes est un aspect central de Bruges-la-Morte. Les termes « ressemblance » et « ressembler » scandent le roman : « Ah ! comme elle ressemblait à la morte » (p. 79), « Plusieurs fois, Hugues la revit, conversa avec elle. Le sortilège de la ressemblance opérait… » (p. 105). La ressemblance est assimilée à une forme de magie avec l’apparition du mot « sortilège », on peut même parler de magie noire ou de sorcellerie avec l’expression : « diabolique ressemblance » (p. 98).

 

Hugues, les jours suivants, se trouva tout hanté. Donc une femme existait, absolument pareille à celle qu’il avait perdue. Pour l’avoir vue passer, il avait fait, une minute, le rêve cruel que celle-ci allait revenir, était revenue et s’avançait vers lui, comme naguère. Les mêmes yeux, le même teint, les mêmes cheveux — toute semblable et adéquate. Caprice bizarre de la Nature et de la Destinée (p. 85, nous soulignons).

 

La répétition énumérative des parties du corps similaires entre Jane et la défunte marquent ce passage. Hugues est « hanté » par Jane, comme si c’était sa femme qui revenait d’entre les morts. Les similitudes se retrouvent également dans la voix de Jane : « La voix aussi ! La voix de l’autre, toute semblable et réentendue, une voix de la même couleur, une voix orfévrée de même. Le démon de l’Analogie [27] se jouait de lui » (p. 102). Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir que c’est la couleur de la voix qui est semblable à celle de la morte, ce qui montre que l’illusion vient dans un premier temps du visible. A nouveau l’« analogie » des deux femmes fait référence à l’univers infernal. Une fois que « le charme douloureux de cette ressemblance » [28] est rompu, Hugues se retrouve plongé dans une profonde langueur. Cette formule oxymorique de « charme douloureux » met parfaitement en relief le caractère fatal de cette relation basée sur une illusion. Le sentiment ambivalent qu’Hugues ressent face à Jane est caractéristique des impressions provoquées par les personnages méduséens qui mêlent la conscience du danger et la fascination. C’est le même sentiment paradoxal qu’éprouve Faust face à Méduse lorsqu’il s’exclame : « Quelles délices !… et quelles souffrances ! Je ne puis m’arracher à ce regard » [29].
      Une autre analogie métaphorique marque la ville ; elle n’est pas seulement une sorte de miroir des états d’âmes du héros. Elle matérialise également la perte subie par Hugues. En effet, l’assimilation de Bruges à la morte est inlassablement répétée au fil de la diégèse :

 

Une équation mystérieuse s’établissait. A l’épouse morte devait correspondre une ville morte. Son grand deuil exigeait un tel décor. La vie ne lui serait supportable qu’ici. Il y était venu d’instinct. Que le monde, ailleurs, s’agite, bruisse, allume ses fêtes, tresse ses mille rumeurs. Il avait besoin de silence infini et d’une existence si monotone qu’elle ne lui donnerait presque plus la sensation de vivre (p. 66).

 

La torpeur dans laquelle vit le héros nécessite un endroit dépersonnalisé, à l’image de son épouse disparue et des illustrations du roman. Là encore, Rodenbach personnifie la cité flamande en lui conférant des attributs humains comme la métaphore du cœur de la ville ayant cessé de battre et refroidi par des artères aquatiques :

 

La ville, elle aussi, aimée et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets. Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges. Tout s’unifiait en une destinée pareille. C’était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau de ses Quais de pierre, avec les artères froidies de ses canaux, quand avait cessé d’y battre la grande pulsation de la mer (pp. 69-70).

 

La structure chiasmatique autour des termes « Bruges » et « morte » met en évidence l’assimilation réciproque de ces deux mots. Les tirets tendent aussi à faire de l’expression « Bruges-la-Morte » un mot-valise. Cette association devient explicite dans la clausule du récit qui marque l’excipit du roman puisque après avoir vécu dans le désespoir du veuvage, Hugues assassine sa maîtresse, qui s’en va rejoindre la femme du héros au royaume des morts, emportée elle aussi par la morbidité de la ville :

 

Et Hugues continûment répétait : « Morte… morte. Bruges-la-Morte… » d’un air machinal, d’une voix détendue, essayant de s’accorder : « Morte… morte… Bruges-la-Morte… » avec la cadence des dernières cloches, lasses, lentes, petites vieilles exténuées qui avaient l’air – est-ce sur la ville, est-ce sur une tombe ? d’effeuiller languissamment des fleurs de fer (p. 273).

 

Les paroles qui donnent son titre au récit de Rodenbach sont prononcées de manière incantatoire en cadence avec le tintement des cloches brugeoises, ce qui réunit dans un cataclysme final et lugubre, la ville et les deux femmes de ce récit. Le dénouement assimile encore la ville et les personnages féminins et leur superpose une Méduse, selon un réseau de correspondances qui repose sur l’analogie :

 

[Bruges-la-Morte] repose sur la vision d’un artiste, qui a eu l’idée, paradoxale et géniale à la fois, de mettre en équation le destin de son héros et la ville de Bruges, renouvelant ainsi avant Breton, le raisonnement par analogie [30].

 

En cela, Rodenbach est un véritable précurseur du surréalisme, mettant en perspective ces relations d’analogie au sein de son récit :

 

Quoi qu’il en fût du singulier hasard, Hugues s’abandonna désormais à l’enivrement de cette ressemblance de Jane avec la morte, comme jadis il s’exaltait à la ressemblance de lui-même avec la ville (pp. 133-134).

 

Hugues croit à une forme de « hasard objectif », pour utiliser un terme cher à Breton, qui lui a fait rencontrer Jane. Viane a donc une tendance à assimiler des éléments qui se ressemblent et à leur donner une signification symbolique comme le feront les surréalistes :

 

Il avait ce qu’on pourrait appeler « le sens de la ressemblance », un sens supplémentaire, frêle et souffreteux qui rattachait par mille liens ténus les choses entre elles (pp. 128-129).

 

      Rodenbach utilise très souvent le médium artistique pour décrire cette capacité d’Hugues à voir des liens ténus entre divers éléments épars. C’est ce procédé de représentation du réel par le truchement de l’art que nous appelons « écriture-artiste » :

 

Ce n’est plus avec la morte qu’il confrontait l’image, mais avec la vivante qui lui ressemblait. Mystérieuse identification de ces deux visages. Ç’avait été comme une pitié du sort offrant des points de repère à sa mémoire, se mettant de connivence avec lui contre l’oubli, substituant une estampe fraîche à celle qui pâlissait, déjà jaunie et piquée par le temps. Hugues possédait maintenant de la disparue une vision toute nette et toute neuve. Il n’avait qu’à contempler en sa mémoire le vieux quai de l’autre jour, dans le soir qui tombe, et s’avançant vers lui une femme qui a la figure de la morte (pp. 81-82).

 

L’auteur évoque clairement l’isotopie de l’image et de la ressemblance physique entre les deux femmes dans cet extrait. Toutefois, il s’agit moins de l’image réelle des deux femmes que de leur représentation à travers le prisme de l’art sous la forme d’une « estampe ». La rencontre de Jane est par conséquent profondément liée au cadre urbain, comme l’illustre ce souvenir. Enfin, l’image de Jane qui est représentée ici correspond à la création d’une image dialectique qui est d’après Benjamin un « télescopage » [31] entre un élément du passé et un élément du présent.
      Le même phénomène de substitution du réel par l’art se produit dans l’environnement brugeois. Ce n’est pas la cité elle-même que l’auteur peint, mais bien sa représentation, comme le relève à juste titre Paul Gorceix :

 

Le narrateur crée une atmosphère, par la simple description de l’œuvre d’art, qui remplit la fonction de miroir. De même que le poète intercale entre lui et le monde une vitre qui brise les vues directes, de même le romancier interpose ici une vision picturale qui se substitue au réel [32].

 

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[26] C’est d’ailleurs ce qui a engendré de si nombreuses réticences sur l’intégration de la photographie dans la sphère artistique. Voir à ce sujet l’opinion de Baudelaire, cité par Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », dans Œuvres complètes, T. II, éd. cit., pp. 319-320.
[27] Cette expression renvoie à un texte célèbre de Stéphane Mallarmé de Divigations, « Le Démon de l’analogie », dans Igitur, Divigations, Un coup de dés, éd. B. Marchal, Paris, Gallimard, « Poésie », 2003, pp. 85-87.
[28] Ibid., p. 101.
[29] Goethe, Le Faust de Goethe, Op. cit., pp. 258-259.
[30] P. Gorceix, Georges Rodenbach (1855-1898), Op. cit., p. 131.
[31] G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Op. cit., p. 134.
[32] P. Gorceix, Georges Rodenbach (1855-1898), Op. cit., p. 147.