Le reflet de Méduse. Le rapport entre
photographie et texte dans Bruges-la-Morte
de Georges Rodenbach
- Valery Rion
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Fig. 5. G. Rodenbach, Bruges-la-Morte
Fig. 6. G. Rodenbach, Bruges-la-Morte
Fig. 7. G. Rodenbach, Bruges-la-Morte
Fig. 8. G. Rodenbach, Bruges-la-Morte
Fig. 9. G. Rodenbach, Bruges-la-Morte
En effet, Bruges n’est absolument pas décrite avec une perspective réaliste, mais bien à la manière d’une gravure ou d’une peinture :
Il avait choisi Bruges, Bruges, d’où la mer s’était retirée, comme un grand bonheur aussi. C’avait été déjà un phénomène de ressemblance, et parce que sa pensée serait à l’unisson avec la plus grande des Villes Grises. Mélancolie de ce gris des rues de Bruges où tous les jours ont l’air de la Toussaint ! Ce gris comme fait avec le blanc des coiffes de religieuses et le noir des soutanes de prêtres, d’un passage incessant ici et contagieux. Mystère de ce gris, d’un demi-deuil éternel ! Car partout les façades, au long des rues, se nuancent à l’infini : les unes sont d’un badigeon vert pâle ou de briques fanées rejointoyées de blanc ; mais, tout à côté, d’autres sont noires, fusains sévères, eaux-fortes brûlées dont les encres y remédient, compensent les tons voisins un peu clairs ; et, de l’ensemble, c’est quand même du gris qui émane, flotte, se propage au fil des murs alignés comme des quais (pp. 129-130).
Dans la deuxième partie de l’extrait apparaît un champ lexical des techniques artistiques. On parle de « badigeon », mais ce qui frappe c’est surtout les teintes grises, noires et blanches, évoquées grâce à deux techniques picturales emblématiques de l’art du noir et blanc : les eaux-fortes et le fusain. L’eau-forte est de surcroît un procédé de gravure qui permet, avant la photographie, de reproduire l’œuvre à des échelles déjà considérables. Le résultat donne donc, si l’on utilise de l’encre noire, quelque chose de proche des premières photographies comme celles utilisées par Rodenbach dans son roman. La couleur dominante est le gris ; il naît du contraste entre le noir et le blanc. La peinture rodenbachienne de Bruges est empreinte de gris tout au long du roman et cela est sans doute le résultat de l’utilisation d’images photographiques de teinte grise. Daniel Grojnowski livre d’ailleurs un examen complet de « la palette de couleurs » [33] utilisée par Rodenbach dans son roman. L’emploi du terme « palette » renforce l’idée de la médiation picturale au cœur du projet littéraire de représentation de la ville de Bruges propre à l’écrivain belge : « Le noir et le blanc, comme le gris, participent à un décor qui se confond avec l’illustration » [34]. Comme le souligne à nouveau Daniel Grojnowski, le gris est directement lié à la coprésence des clichés photographiques dans le roman : « [Il ne s’agit pas] d’un gris chromatique de peintre mais celui dé-coloré de l’image photographique » [35]. Rodenbach accentue d’ailleurs cette esthétique du gris dans le chapitre VI, qui ne figurait pas dans la première publication de laquelle les images étaient absentes. Il a sans doute pris conscience de la symbiose entre texte et photographies et a certainement voulu encore forcer le trait :
Voilà pourquoi Hugues avait voulu se retirer là, pour sentir ses dernières énergies imperceptiblement et sûrement s’ensabler, s’enliser sous cette petite poussière d’éternité qui lui ferait aussi une âme grise, de la couleur de la ville (p. 33) [36] !
Rodenbach pratique « une écriture elle-même figurative (bildlich) – porteuse et productrice d’images » [37].
La photographie comme solution de continuité diégétique
Au niveau du montage littéraire, Benjamin introduisait la notion d’interruption ; à propos de Bruges-la-Morte, Daniel Grojnowski souligne :
La relation entre le texte et les images est conçue en termes de continuité, lorsqu’en regard de la page lue s’impose le référent d’une image verticale, en termes de rupture, lorsque l’observation de l’image oblige le lecteur à tourner le livre pour la considérer dans le sens horizontal [38].
Et pourtant, parfois la photographie choisie par l’auteur entretient un lien avec l’événement diégétique qui se situe dans son cotexte immédiat. Le Béguinage (fig. 5, pp. 154-155) est mentionné et montré simultanément, tout comme la chasse de Saint-Ursule (fig. 6, pp. 206-207). Par ailleurs, alors que l’on observe une rupture à cause de la mise en page du cliché photographique, placé horizontalement sur la page 83 (fig. 7, p. 83), il y a une concordance entre texte et images. En effet, l’auteur évoque « le quai de l’autre jour » et en donne la représentation en regard. De plus, il incite, grâce à l’utilisation du mot « mémoire », à chercher dans les pages précédentes si ce quai, en l’occurrence le Quai du Rosaire, était déjà exposé, ce qui est le cas en page 59 (fig. 8), mais sous un autre angle. En évoquant le souvenir, il amène le lecteur à se questionner : « le texte et son hors-texte s’interpénètrent, l’illustration agit de manière rétroactive, l’osmose produit des conséquences imprévues » [39]. Ce rapport particulier de la mémoire à la photographie dans le roman de Rodenbach contribue à lui donner une dimension auratique :
Car, dans cette distance jamais tout à fait franchie, dans cette distance qui nous regarde et nous touche, Benjamin repérait encore – et de façon indissociable à tout ce qui précède – un pouvoir de la mémoire qui apparaît, dans son texte sur les motifs baudelairiens, sous l’espèce de la « mémoire involontaire » : « On entend par aura d’un objet offert à l’intuition l’ensemble des images qui, surgies de la mémoire involontaire [en français dans le texte], tendent à se grouper autour de lui. » Auratique, par conséquent, serait l’objet dont l’apparition déploie, au-delà de sa propre visibilité, ce que nous devons nommer ses images, ses images en constellations ou en nuages, qui s’imposent à nous comme autant de figures associées, surgissant, s’approchant et s’éloignant pour en poétiser, en ouvrager, en ouvrir l’aspect autant que la signification, pour en faire une œuvre de l’inconscient [40].
D’ailleurs, « dans la plupart des cas, l’image entretient avec le récit une relation de décalage » [41] et pousse par conséquent le lecteur à ce travail mémoriel. Le Quai du Rosaire par exemple est évoqué à l’ouverture du récit mais n’est représenté que bien plus tard [42]. De même dans l’extrait suivant : « Il longea le Quai Vert, le Quai du Miroir, s’éloigna vers le Pont du Moulin, les banlieues tristes bordées de peupliers » (p. 149). Le Quai Vert, pourtant mentionné, se trouve à la page 67 (fig. 10). Rodenbach compte sur la mémoire du lecteur. L’image dialectique est un « télescopage » [43] entre un élément du passé et un élément du présent :
Il n’y a donc pas d’image dialectique sans un travail critique de la mémoire, confrontée à tout ce qui reste comme à l’indice de tout ce qui a été perdu. Walter Benjamin comprenait la mémoire non pas comme la possession du remémoré – un avoir, une collection de choses passées –, mais comme une approximation toujours dialectique du rapport des choses passées à leur lieu, c’est-à-dire comme l’approximation même de leur avoir-lieu. (…) Benjamin déduisait (de façon fort freudienne, d’ailleurs) une conception de la mémoire comme activité de fouille archéologique, où le lieu des objets découverts nous parle autant que les objets eux-mêmes, et comme l’opération d’exhumer (ausgraben) quelque chose ou quelqu’un depuis longtemps couché en terre, mis au tombeau (Grab) [44].
Ces remarques de Didi-Huberman permettent d’associer la représentation de la ville à celle de Jane. Toutes deux sont des images dialectiques représentant la perte de l’être aimée : l’une du point de vue visuel et l’autre du point de vue textuel. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le philosophe et historien de l’art français rapproche la notion d’aura de la notion d’inquiétante étrangeté [45] freudienne (Unheimliche). Jane est à la fois une revenante et un double à cause de sa ressemblance avec l’épouse défunte d’Hugues ; les photographies reflètent l’absence de l’être aimée que Jane ne comblera jamais. Au contraire, elle ne fera qu’accentuer le vide comme c’est le cas dans les photographies. Tout cela participe à l’inquiétante étrangeté du récit rodenbachien.
Daniel Grojnowski suggère que « dans la plupart des cas, on pourrait intervertir les photographies sans grand dommage, sans que soit perdu l’essentiel », à savoir « les jeux de contrepoints » [46], le sens symbolique et les liens d’analogie que nous avons soulignés entre texte et images :
Contre toute attente, les clichés n’ont pas pour mission de faire voir la ville, mais de prolonger les effets du texte, d’établir un réseau supplémentaire d’analogies entre le dicible et le visible – la reproduction au lieu de produire du vraisemblable est gage de sensations, d’imprégnation, d’atmosphère [47].
Cependant, à notre sens, même si, semble-t-il, les photographies ont été disposées au hasard [48], ce sont des documents qui permettent aux lecteurs d’élaborer des interprétations en fonction de leur emplacement et de leur confrontation au texte en vertu des principes propres aux conceptions des images de Benjamin et de Didi-Huberman : « nous nous trouvons en face d’œuvres faites d’éléments qui agissent les uns sur les autres et sur le spectateur [et lecteur] lui-même, en tissant ainsi tout un réseau de relations » [49]. Même si l’auteur a sans doute parfois distribué certains clichés un peu arbitrairement, il croit lui-même en un « hasard objectif » capable de créer du sens là où il n’y en avait pas forcément :
En chacune de leurs interférences, le texte et les images du roman s’agencent selon des modalités qui ne procèdent pas nécessairement (à l’exception de deux chapitres qui ont été rédigés pour l’édition illustrée) d’une intention préalable de l’auteur. Dans tous les cas, la greffe a pris, et cela d’autant plus aisément que les images en hors-texte participent de manière explicite au récit [50].
En effet, « cette greffe a pris » et elle rend le roman de Rodenbach incroyablement original et novateur. Une telle utilisation de la photographie dans l’œuvre d’art transcende la simple illustration, prouve qu’il s’agit d’une œuvre de montage [51] et que ce montage lui donne paradoxalement une dimension auratique et méduséenne :
Telle serait donc l’image, dans cette économie : gardienne d’un tombeau (gardienne du refoulement) et de son ouverture même (autorisant le retour lumineux du refoulé) Pétrificatrice et attirante tout à la fois [52].
[33] D. Grojnowski, Photographie et langage, éd. cit., pp. 105-106.
[34] Ibid., p. 106.
[35] Ibid., p. 107.
[36] Voir aussi la citation précédente.
[37] G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Op. cit., p. 134.
[38] D. Grojnowski, Photographie et langage, éd. cit., p. 103.
[39] Ibid., p. 110.
[40] G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Op. cit., p. 105.
[41] Ibid., p. 111.
[42] Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, p. 59 (fig. 8), p. 83 (fig. 7) et p. 271 (fig. 9).
[43] Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Op. cit., 134.
[44] Ibid., p. 131.
[45] « L’inquiétante étrangeté se donne bien en tant que pouvoir conjugué d’une mémoire et d’une protension du désir. Entre les deux se tient peut-être la répétition, analysée par Freud à travers les motifs du revenant (la hantise, le « retour inquiétant » des images) et du double » (Ibid., p. 180).
[46] D. Grojnowski, Photographie et langage, éd. cit., p. 113.
[47] D. Grojnowski, « Présentation », dans Georges Rodenbach, Op. cit., p. 38.
[48] Daniel Grojnowski relève le lien entre la photographie dans Bruges-la-Morte et la musique dans les films de Cocteau : « Il faut [également] rappeler (…) ce que disait Jean Cocteau, à propos de la musique de ses films : il prétendait distribuer au hasard des fragments de la composition qu’il avait commandée, postulant qu’un effet pertinent résulterait de cette mise en rapport arbitraire » (« Présentation », dans Georges Rodenbach, Op. cit., p. 20).
[49] G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Op. cit., p. 42.
[50] D. Grojnowski, Photographie et langage, éd. cit., p. 108.
[51] Sa réception témoigne d’ailleurs parfois d’incompréhension ; par exemple, certaines éditions n’ont pas reproduit le corpus de photographies. En effet, l’édition Flammarion de 1919 a remplacé quasiment chaque cliché par un dessin illustrant les événements diégétique. Cela dénote d’une méconnaissance flagrante du projet littéraire de Georges Rodenbach. Ici un exemple frappant, illustrant la scène de l’assassinat de Jane (fig. 11).
[52] G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Op. cit., p. 196.