L’enfer remonté
- Olivier Leplatre
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Fig. 11. D.A.F. de Sade, La Nouvelle Justine, [1799]
Fig. 13. A. Carrache, Hercule entre le vice et la
vertu, 1596
Fig. 14. L’Arétin d’Augustin Carrache..., [1798]
Fig. 16. Crébillon, La Nuit et le Moment, 1755
Fig. 18. D.A.F. de Sade, La Nouvelle
Justine, [1799]
Images palimpsestes
La question du montage et du remontage est, sous cet angle, une invitation à examiner ce que pourrait avoir de fécond une possible distinction entre remploi et copie, entre reproduction mécanique et citation volontaire, quand la politique du recyclage soutient finalement une poétique du cycle et du lieu commun, renouvelant l’imagination, quoique toujours avec le risque du tarissement. Des répertoires iconographiques se diffusent entre les éditeurs et principalement entre les dessinateurs et les graveurs qui élaborent le dictionnaire commun des images du temps.
La mise en place de cet univers iconographique dont se dote la littérature licencieuse repose sur un double principe de remontage des images sources.
1. Un principe de détournement subversif ou parodique au nom duquel sont réutilisées des gravures dont l’intention première n’est pas érotique, y compris des images morales dont il s’agit, par un bouleversement carnavalesque, d’inverser la finalité (on en a vu une occurrence au siècle précédent avec l’Enigme joyeuse). Les images d’origine sont extraites de leur environnement sémantique et le plus souvent retravaillées. Le remontage manipule l’image à partir d’un changement de contexte et il réaménage son contenu même. De très nombreuses interventions sont envisageables : modification du cadrage, réagencement du dispositif, suppression d’éléments, greffe d’autres, entrecroisement ou superposition de références… Le frontispice de La Nouvelle Justine de Sade inclut quelques-unes de ces opérations. Il reconfigure un autre frontispice qui appartient au corpus iconographique traditionnel des Aventures de Télémaque de Fénelon (figs. 11 et 12 ).
Le frontispice de La Nouvelle Justine et celui du Télémaque ont en commun de tracer une voie. Chez Fénelon, Minerve guide Télémaque vers le temple de vertu. Cette orientation est conservée chez Sade : Juliette, à droite, s’élève vers le temple de la Gloire, elle est escortée par Amour, sous les traits d’un putto tenant une rose, et par Psyché, reconnaissable à ses ailes de papillon. Le graveur, Philippe Chéry, a ajouté une représentation de l’abîme du vice : Justine à gauche est précipitée par le démon de la luxure dans les ronces. Au centre, Thémis, la déesse de la Justice, indique par le geste de son bras gauche la chute de Justine, et par celui de son bras droit l’assomption de Juliette.
Le frontispice sadien emprunte son thème au Télémaque mais il le croise avec une image célèbre de l’iconographie du XVIIe siècle : le choix d’Hercule (fig. 13) [4]. Aussi donne-t-il l’impression de reproduire l’opposition traditionnelle entre vice et vertu. Il n’en est toutefois rien puisque, justement, les valeurs s’avèrent inversées : Justine, en repoussant le vice, bascule dans l’abîme infernal ; Juliette, qui consent au plaisir, gagne la reconnaissance de la sagesse ; elle obtient même le bonheur promis aux Bienheureux. Jouissance et sacré ne s’affrontent plus, ils s’allient contre l’ordre convenu. La déesse Thémis est favorable au plaisir : elle tend la main à Juliette la novice, comme Minerve entraîne Télémaque, mais Justine ne parvient pas à s’accrocher à elle et elle chute. Seule Juliette nue, accompagnée d’un ange en érection, rejoint le temple de la jouissance divinisée.
L’image licencieuse réenvisage l’image morale, elle la regarde mais tout autrement, en retournant ses valeurs : l’Enfer y est refiguré, spatialement remonté en ce sens que le vice prend la place de la vertu. Ou plutôt, l’image morale, qui divise le Bien et le Mal, se replie : vice et vertu se conjuguent désormais et affirment d’autres modalités axiologiques. L’image licencieuse ne se contente pas de prendre à rebours l’image morale, elle fait affleurer à sa surface d’autres possibles ; elle tire de ses propositions qu’elle combat, celles dont elle fait la promotion. Le frontispice de Sade est de la sorte comme tenu en latence dans celui du Télémaque, il se donne comme un de ses avatars, à condition d’y ajouter les éléments qui l’aideront à se révéler. Alors que le Télémaque croit tracer une voie unique dans l’image, Sade découvre d’autres parcours ; il libère l’image, retrouve sa puissance de figurabilité et partant de subversion en combinant des traits symboliques, et en obtenant d’eux des associations inattendues et émancipatrices.
2. Le second principe de composition de l’image licencieuse est encore de nature intericonique, non selon un remontage plus ou moins ironique des figures mais selon un processus d’imitation et d’adaptation, de copie et de variation d’un fonds d’images matricielles. Le palimpseste de la gravure licencieuse remonte, depuis le XVIIe siècle, à la série des images dites « arétines » [5] : ces images, où étaient rendues visibles, et de manière très impudique, les amours des dieux, furent une réserve inépuisable de postures constamment remontées. Ces reprises ont pu se faire parfois avec une distance humoristique ou critique ; mais le plus souvent les graveurs ont adapté les images arétines à l’environnement contemporain en introduisant des signes iconiques qui appartenaient aux codes érotiques du temps de façon à actualiser leurs images (figs. 14 et 15 ).
Parmi les signes iconiques d’époque qui ont permis de moduler les images toutes préparées du fonds arétin, on signalera les petits chiens de coussins (bichons et autres caniches), régulièrement présents dans les textes, et spécialement envahissants dans les illustrations (figs. 16 et 17 ). Pour l’illustration des Sonnettes, le dessinateur ajoute délibérément un chien que le texte ne contient pas, de façon à produire un effet de licence, comme Barthes a pu parler d’effet de réel. Associés à l’espace privé qui se redéfinit au XVIIIe siècle, ces petits chiens, estampilles modernes de l’image licencieuse, donnent corps aux fantasmes féminins ou ils assistent en voyeurs aux ébats amoureux ; ils reprennent le poste des admoniteurs dont Alberti recommandent l’usage pour accompagner le regard du spectateur : ils guident le regard vers l’intime qu’ils rattachent à leur ambiguïté, entre animalité et raffinement.
Il resterait à dire un mot du cas de Sade et du programme iconographique conçu pour L’Histoire de Juliette et La Nouvelle Justine : en tout 101 gravures, ensemble démesuré, affolant, aux dimensions du défi narratif qui excède, dans sa publication originale, les 3600 pages.
Montage en série
Avec Sade, se reposent des questions déjà soulevées mais surgissent aussi, à cause du nombre des images, des problèmes de montage et de remontage tout à fait spécifiques.
Disons pour commencer que le programme iconographique de Sade semble illustrer moins des scènes particulières de son texte que le processus de répétition vertigineuse et pour ainsi dire mortifère qui caractérise son écriture de la scène sexuelle. Que montrent et remontrent les 60 gravures de l’Histoire de Juliette et les 40 de La Nouvelle Justine ? Rien apparemment, du moins inlassablement la même chose (figs. 18, 19 et 20 ) : une unique scène ou presque, recommencée à l’envi, qu’agencent des corps soudés, enchevêtrés, arrangés et réaménagés, après avoir repris leurs forces, pour expérimenter toutes les chorégraphies de la jouissance ; des corps sans caractérisations ni signes franchement distinctifs. La neutralité des innombrables nudités, n’appartenant finalement plus à personne, l’effacement anonyme des visages que ne signe aucun trait net découpent moins des personnages que des images interchangeables, rebattues comme des cartes. Nous voyons mécaniquement fonctionner sous nos yeux le montage et le remontage des corps, une machine de production en série, ou une machine de recyclage infini qui tend à épuiser le sens. Nous arrivons là au bout de la logique du programme libertin qui, poussé à son excès, s’abîme dans une espèce de psittacisme de la figure et se fige en cliché.
Et cependant, on ne saurait réduire la répétition à n’être qu’une simple reprise technique usant l’image, abusant d’elle ; elle dépend aussi, et peut-être avant tout pour Sade, du pouvoir créatif de l’insistance. L’image répétée risque la perte ou le bégaiement imaginaire pour mieux se régénérer. Car plus que la scène sexuelle, qui elle sans doute fatigue le désir, l’illustration sadienne aspire à donner image aux rythmes de la chair, aux reformulations aspectuelles des corps (figs. 21 et 22). Le montage et le remontage des images conçues en séries permet d’appréhender la diversité passionnelle des corps, toute une grammaire de postures, de positions et de transformations par lesquelles passent les partenaires du désir et qui les traversent. On aurait tort finalement de considérer ces images comme toutes semblables ; elles ne cessent au contraire de se réinventer. Ainsi repositionnées dans le champ visuel de la corporalité, les gravures participent à l’exploration d’une vaste archive de la matière et de son mouvement qui est certainement la grande ambition de Sade : un régime d’image, où domine la dynamique de la défiguration et qui dégage des attractions, des cristaux, des nœuds réalisés au moyen du collage des corps, par incrustations, par soudures, par ces suppléments d’incarnation qu’encourage l’orgie. Nous ne voyons pas, à la limite, des corps mais un régime de dépense organique, d’étonnantes suggestions de la chair.
Pour finir, il ne serait pas impossible de considérer cette rythmicité plastique que les corps engendrent comme proche d’un effet de cinéma. Dans ses théories du montage et du photogramme, le cinéaste russe Sergueï Eisenstein a développé la double idée de l’image attachée à l’instant remarquable et du film élaboré par attraction des plans. Dans son œuvre, il a voulu résoudre la contradiction essentielle du cinéma entre la ponctualité spectaculaire des images, qui rapproche l’art cinématographique de toutes les machines à vues, et la nécessité d’un vecteur narratif qui enchaîne les ponctualités. Eisenstein souhaitait assembler dans le film une chaîne d’« excitants » [6] : des images amenées à leur maximum de tension pathétique, juxtaposées les unes à côté des autres, l’écart entre elles ménageant le heurt d’une différence d’où découle l’impression de mouvement. L’illustration sadienne élabore un spectacle comparable : elle dialectise le ponctuel et le vectoriel ; elle aboutit à l’esquisse d’un film des corps, un film physique et psychique qui engage le régime d’une obsession. On pourrait conclure sur ce devenir-cinéma de l’illustration sadienne par ce qu’elle implique pour le regard, c’est-à-dire la perspective d’une autre manière de voir. Grâce à la répétition métamorphique qui anime le système des images, la substance cède le pas au mouvement et le mouvement lui-même reforme substance. Ce phénomène produit alors des images qui éclairent des scènes primitives de l’œil. Les gravures sadiennes changent le voyeurisme, et les conditions de la pulsion de plaisir, en une expérience de métamorphoses de l’œil lui-même, qui se projette à l’image. Ce que nous voyons dans ces gravures, par l’expression des corps recomposés, ce sont des figures inédites de notre pupille, un jeu de poupées dans les remous de notre regard.
[4] Voir l’analyse de St. Lojkine, « Les deux voies : scène et discours dans La Nouvelle Justine de Sade », dans Le Roman libertin et le roman érotique, Les Cahiers des paralittératures, Jean-Marie Graitson (dir.), n°9, 2005, pp. 115-135.
[5] Voir J.-P. Dubost, « De l’image arétine à la gravure libertine : rupture et continuité », art. cit.
[6] Voir S. M. Eisenstein, « La méthode de mise en scène d’un film ouvrier » [1925], dans Au-delà des étoiles, Paris, UGE, 1974, p. 25. Sur les théories du montage d’Eisenstein, voir tout spécialement Eisenstein : l’ancien et le nouveau, dirigé par D. Chateau, Fr. Jost et M. Lefebvre, Paris, Publications de la Sorbonne-Colloque de Cerisy, « Esthétique » 2001.