L’enfer remonté
- Olivier Leplatre
_______________________________

pages 1 2 3 4
ouvrir cet article au format pdf
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Fig. 1. Enigme joyeuse pour les bons esprits, 1620

Fig. 2. Enigme joyeuse pour les bons esprits, 1620

Fig. 3. Enigme joyeuse pour les bons esprits, 1620

Fig. 4. Enigme joyeuse pour les bons esprits, 1620

Fig. 5. Enigme joyeuse pour les bons esprits, 1620

      L’étude qui suit interroge les phénomènes de montage et de remontage à partir d’un corpus de quelques configurations licencieuses, dans lesquelles s’articulent des textes et des images [1]. Les exemples sont empruntés au XVIIe siècle (relativement pauvre en cas de ce genre) et au XVIIIe siècle (beaucoup plus riche). On s’attachera, pour l’essentiel, à décrire ces dispositifs qui expérimentent plusieurs sortes de montage, dans l’idée de dégager les logiques littéraires mais aussi éditoriales qui président à leur création, ou leur recréation, et de souligner le ou les discours sur le désir qu’ils énoncent
      L’examen de ces agencements iconotextuels permettra, en premier lieu, de marquer les niveaux d’activité et de lisibilité produits par la dialectique du montage, du démontage et du remontage. Les relations qui sont ainsi nouées, déliées et renouées témoignent de la capacité du texte et de l’image à articuler continuité et discontinuité, cohérence et hétérogénéité, dislocation et recomposition. Structurant cette combinatoire, quatre mises en scène textuelles et iconiques seront privilégiées : refiguration, reproductibilité, palimpseste, sérialité. Peut-être s’agira-t-il finalement d’observer, sous ces notions-processus, l’action productive, conflictuelle, critique, que Derrida appelait « différance », au travail dans la rencontre du visible et du lisible ; de l’observer, c’est-à-dire de montrer comment joue à l’intersection de ces deux grands régimes de signes la force même du désir (force d’altération et d’altérité) et comment s’y déplacent et s’y interpénètrent, grâce à la plasticité des dispositifs, les frontières intermédiales.

 

Le travail de la refiguration

 

      Le premier dispositif est un curieux recueil des années 1610-1620 environ. Il s’intitule : Enigme joyeuse pour les bons esprits et il est constitué d’une suite gravée de dix placards associant, sous un titre systématiquement repris, une estampe à l’eau-forte et un sonnet (figs. 1 et 2). Quoique de facture très reconnaissable puisqu’il ressortit apparemment de l’emblème, cette combinaison iconotextuelle fait apparaître une surprenante discordance. Elle dépend en effet d’une rupture de continuité entre le texte et l’image : les sonnets accompagnant les gravures et se donnant pour leurs illustrations ne disent pas ce que les images semblent montrer.
      Ainsi la scène où une dame, tranquillement installée dans son intérieur, joue de la viole est intégralement réinterprétée et transformée par le texte en une audacieuse séance de caresses érotiques. L’instrument de musique développe alors, au fil des vers, une remarquable vigueur métaphorique (fig. 3) :

 

Je ne le veux celer, quand je me trouve à point
Je vais voir mon amy, je le prens, je l’embrasse
Et si souvent son nerf entre mes doigts je passe
Que je le fais roidir, ne le voulust-il point

Apres le voyant prest, gaillard, et bien en point,
Mes deux cuisses s’ouvrant d’un assez large espace,
Je le mets entre-deux et si bien je le place,
Qu’on ne nous diroit qu’un, tant de pres il me joint.

Alors d’un maniment fretillard et adextre,
Remuant haut et bas, or à gauche or à dextre
Entre mille douceurs j’accomplis mon desir.

Et si par fois son nerf devient lasche et s’abaisse,
Avec deux de mes doigts si bien je le redresse,
Que plus qu’auparavant j’en tire du plaisir.

 

      Le texte procède de toute évidence à une lecture tendancieuse de l’image, filée et insistante. Cette facétie sémantique ne cesse de se reproduire dans le recueil : les sonnets tiennent tous un discours scabreux quand les images, elles, font voir un moment anodin de la vie domestique. Ce hiatus, à vrai dire cette contradiction au sein de chacun des montages réclame un autre mode de déchiffrement, non plus dans les termes d’une adéquation entre visible et lisible qui correspondrait au régime de l’emblème ; elle demande de prendre acte du processus de perturbation voire de retournement de l’image par le texte.
      Une dame mange une pâtisserie ou s’exerce à la viole (figs. 4 et 5) ; or ce que nous voyons n’est pas ce que nous devrions voir. Par un effort d’accommodation optique qui perce les secrets des intérieurs (des maisons comme des images), le sonnet dévoile la vérité qui ne nous était pas apparue, mais que l’image exprimait pourtant à couvert. Le poème nous apprend que la figure doit être regardée pour autre chose que ce qu’elle est, et cependant en fonction de ce qu’elle présente. Il explicite la métaphore qui sous-tend l’image et il permet de la lire vraiment, de la (re)voir comme la métaphore d’une scène crue, toute contraire à la pudeur apparente de la scène littérale. Le sonnet a pour rôle de mettre au jour et de développer une sorte d’inconscient iconique.
      Le dispositif obéit alors au régime de l’équivoque ou de l’énigme déshonnête dont la mode s’est abondamment répandue au début du XVIIe siècle. Dans les deux images en effet, les objets vus sont bien plus que des objets : ils font signe, greffant sur leur simple réalité un constant symbolisme sexuel ; ils s’érigent en substituts phalliques que le texte déchiffre et à partir desquels il fait advenir le sens latent de la scène licencieuse intégralement élucidée, c’est-à-dire dévoilée et recomposée.
      L’estampe devient le point de départ d’une énigme figurée, littéralement imagée. Le sonnet prend, quant à lui, à la lettre la figure ; il la traduit, en essayant – c’est là son enjeu et sa virtuosité –, de rendre compte, dans les moindres détails, des éléments visuels et de les disposer dans le jeu d’un sens global cohérent. Tout refait sens : reparti du sonnet, le sens remonte vers l’image, enfin visible. Les données du montage se réajustent, elles prennent véritablement leur place et la signification s’en trouve remotivée. Le texte se comporte comme un commentaire fidèle et méticuleux de la gravure dont les éléments sont crédités d’une nouvelle valeur. Il s’efforce de maintenir du début à la fin la double référence du sens en sorte que la lecture fasse, par exemple, coïncider point par point, en syllepse, la leçon de musique et l’agrément érotique. Plus rien n’est caché : « Je ne le veux celer » déclare la légende de la dame à la viole.
      Notre regard fait la navette. De bas en haut, il passe de l’image au texte qui la déshabille. Puis le regard remonte pour récupérer l’image et la soumettre à la pertinence de la relecture livrée par le sonnet. Le poème nie la prétendue transparence des images (leur fausse pudeur), il constate au contraire leur opacité, considérant qu’elles font écran, et donc « énigme », ce qui rend possible et même nécessaire leur décryptage.
      Cependant le texte ne se contente pas de donner la signification de la figure : il inscrit la résolution de l’énigme dans une forme poétique qui la déploie et la rêve. Il invite le lecteur à reprendre l’image non seulement pour constater l’impertinente pertinence de son décodage mais pour faire apprécier aussi le travail de refiguration qu’il conduit et l’inciter à son tour à rêver. L’image ressort enrichie de cette opération subversive ; elle se voit dotée de plus de sens qu’on ne l’aurait imaginé. Grâce aux sonnets, elle bénéficie d’une autre lisibilité et d’un surcroît de signification intégralement dédiée à la jouissance. Chaque élément visuel en tire un profit qui peut aller au-delà des révélations du texte. Dans la gravure aux pâtisseries par exemple (fig. 4), le lit, la coupe où sont disposées les sucreries, les différents gestes de la dame, dont l’un porte à l’endroit du sexe, les plis, les meubles aperçus, tout prend un sens osé. La lecture du texte anime une relecture de l’image selon un régime obsessionnel d’interprétation qui, excédant éventuellement ce que les mots désignent, repère partout les symptômes du désir.

 

>suite
sommaire

[1] Elle prolonge par ailleurs deux travaux antérieurs. L’un a paru sous le titre « L’impertinence des images : mont(r)er. A propos de l’Enigme joyeuse pour les bons esprits et du Centre de l’amour », dans Cahiers du Gadges n°10 : « Impertinence générique et genres de l’impertinence (XVIe-XVIIIe siècles) ». Textes réunis par I. Garnier et O. Leplatre, Genève, Droz, 2012, pp. 339-372 ; l’autre (« Sade-cinéma ») est consultable ici.