L’enfer remonté
- Olivier Leplatre
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Fig. 6. Vertus d’une demoiselle d’honneur, 1613
Le plus étonnant est que ces images ne sont pas inédites. Le recueil est la copie, avec de discrets recadrages et quelques aménagements dans les dessins, de placards publiés certainement à la même date à Paris. A l’origine, les estampes comprenaient des textes d’une tonalité bien différente. Le remontage grivois les place même dans une perspective diamétralement opposée à celles des planches initiales : tandis que l’Enigme joyeuse exploite l’équivoque grivois, la première version soutenait, elle, la vertu des dames. A la place des raffinements de la jouissance féminine, la lecture originelle de la dame à la viole (fig. 6) devait par exemple inspirer l’art des divertissements apaisés, susceptibles d’aider à fuir les risques de l’oisiveté et d’emplir l’âme des bienfaits à la fois esthétiques et moraux de la musique (fig. 7) :
La Dame qui se plaist au bel art de Musique
Dissipe de l’esprit mille et mille sujets
Et au lieu d’enfanter des fantasques objets
Elle apprend de l’honneur, et l’art et la pratique
Tantost elle fera sur un nouveau Cantique
Dix mille allusions, et dix mille projets ;
Elle ca s’exemptant d’un nombre de caquets
Qui se font tous les jours dans le concert rustique.
Seulette, elle reçoit divers contentements,
Accordant et joüant de plusieurs instruments,
Qui ravissent soudain l’entrée de l’aureille :
Et son plus grand déduit est d’avoir des chansons
Bien faites, et qui soient pleines de beaux fredons
Avec lesquels sa voix puisse faire merveille.
Le sonnet érotique inverse le sonnet édifiant bien qu’il glose la même image. Les vers exploitent, par un retour du refoulé, ce que le dispositif emblématique cherchait, lui, à censurer. Ils lèvent les fantasmes, œuvrent aux débordements capricieux de l’imagination que l’exercice assidu de la musique avait justement pour tâche de réguler. Le premier état du montage se voulait une leçon morale voire moralisatrice destinée à régler honnêtement les conduites. L’Enigme joyeuse en prend le contrepied. Son texte refuse les contraintes exercées par la « civilisation des mœurs », comme l’historien Norbert Elias l’a nommée, en ce qu’elle prétend policer les corps. Il réintroduit le plaisir contre la loi, et il y réussit en déconstruisant le bel ordonnancement du texte et de l’image. Bouleversant le dispositif de l’emblème moral, il s’en prend à l’idéologie qui l’a inspiré et il fait rejouer le désir dans la figure, en l’aidant à reprendre position grâce au repositionnement des éléments iconotextuels. L’emblème est démonté en tant que manifestation de l’ordre du discours c’est-à-dire en tant qu’expression de la contrainte morale. Ce démontage du code associé à la libération du désir dépend d’une réincarnation de la figure emblématique à tous les niveaux : la partie textuelle du dispositif, qui est d’ordinaire l’âme morale de l’emblème, sexualise l’image, elle redonne corps au « corps » de la figure.
La rematérialisation du désir agit significativement sur l’énonciation que modifie le remontage impertinent. C’est le cas par exemple de la dame à la viole (fig. 1 ). La gravure morale (fig. 6) offre le spectacle admirable de la vertu ; sa recomposition obscène, quant à elle, nous fait entrer dans le for intérieur de la dame, laquelle assume comme sujet à part entière (« je ne le veux celer ») les agréments de ses pulsions et la franchise des fantasmes. Le texte de l’image transcrirait ainsi la confidence des rêveries licencieuses de la musicienne, émue par son instrument.
Déplaçant l’origine du discours du « il » sentencieux ou « je » désirant, le remontage implique une redéfinition de l’intime et de son espace. Dans le cas de la gravure morale, la sphère personnelle est sous contrôle : l’image manifeste la surveillance du privé par la règle morale ; elle prouve que rien ne lui échappe, qu’en somme il n’existe pas d’intime qui ne soit soumis aux énoncés communs régissant les comportements. Jusque dans ses activités domestiques, l’honnête femme doit obéir à la contrainte de ses désirs et contribuer à une sociabilité apaisée, bridant les affects de chacun et le désordre qu’ils pourraient entraîner s’ils étaient abandonnés à eux-mêmes. L’image remontée, quant à elle, prend soin de restaurer l’intimité comme parole (et non plus comme discours) exprimée par une individualité pleinement, subjectivement incarnée, assumant sans entrave les formes de son plaisir.
Dans l’énigme aux pâtisseries (fig. 2 ), l’instance énonciation est même attribuée au sexe masculin. Selon un coup de force, dont la tradition littéraire érotique a l’habitude, le sexe parle. Et il est décidé à se redonner le pouvoir de dire contre le silence que la censure morale lui impose. La gravure morale fait taire le désir, elle voudrait même déclarer irreprésentable la vertu (fig. 8). Le sonnet qui la soutient définit en effet ce qu’est une dame constante selon une progressive désincarnation. Elle fournit d’abord l’image concrète d’une femme gourmande de douceurs ; cette image initiale est exposée dans les premiers vers et sert de comparaison à la douceur d’une dame « de bonne nature ». Puis le sonnet reconnaît bien vite qu’il n’existe pas de représentation possible d’une telle dame : on ne saurait montrer la pudeur puisqu’elle contredit l’ostentation. On ne parlera donc de la vertu que par défiguration, que par la négation de toute image : le sonnet qui chante en vers la vertu ôte au visible, indigne d’elle, la légitimité de sa figuration.
A contrario, l’énigme licencieuse rétablit le pouvoir de l’image ; elle dégage en elle de nouvelles forces de figuration. Tandis que le premier montage neutralise l’image voire demande qu’elle s’efface, le second laisse toute latitude à la figurabilité, il rouvre les virtualités de l’image, pour la rendre de nouveau suggestive. Ce faisant, il réévalue l’axiologie de la douceur, en retirant au discours moral le privilège de son emploi : « on ne sent point au monde plus douce chose », déclare la fin du sonnet, au comble de l’orgasme. Au XVIIe siècle, la douceur relie de nombreuses notions, voisines les unes des autres, et relevant toutes de la beauté morale : bienveillance, affabilité, politesse, courtoisie... L’homme de bien ou la femme de bien sont identifiables à la douceur de leur langage et de leurs consuites, qui résultent de la modération, de la tempérance et du contrôle de soi. La pudeur, sujet de l’emblème moral, est la douceur même ; elle correspond à un régime d’abstraction quasi évangélique du sensible ; l’énigme impudique resensibilise la douceur, elle la revitalise en modalité gourmande de la jouissance.
Le remontage de l’Enigme consiste donc en une reprise critique invitant à la révision de l’image par la réévaluation de son interprétation. Il repose sur la copie d’une image associée par collage à un autre texte et se donne comme le résultat d’une opération de réimpression parasitée. De fait, au XVIIe siècle et surtout au XVIIIe siècle, l’histoire et le développement de illustration licencieuse paraissent inséparables de la prise en considération des données techniques, à commencer par la reproductibilité de l’imprimé, qui facilitent et tout à la fois contraignent la fabrication des livres.