L’enfer remonté
- Olivier Leplatre
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L’image à l’ère de la reproductibilité technique
Par principe, la production des livres ne peut que favoriser la migration des images. C’est le cas déjà au XVIe siècle, où l’on trouve de nombreux exemples de remplois, de déplacements et de reconfigurations iconographiques et textuels [2]. A l’ère de la reproductibilité technique, les images passent plus aisément que jamais de livres en livres et de textes et en textes. Dans le cadre du livre illustré, elles ne sont plus seulement considérées comme les accompagnements inamovibles du texte dont elles contribuent à fixer la singularité et l’identité. Elles ne se résument plus nécessairement à leur emploi originel et original. En un sens, elles se détachent de l’illustration, si on entend par illustration la figure fixe, prévue pour une œuvre singulière dans laquelle se déterminent son emplacement et sa position sémantique. Or les éditeurs utilisent les images de façon beaucoup plus mobile ; ils les archivent, les redistribuent et les remontent selon leurs besoins.
Au XVIIIe siècle, le livre licencieux est particulièrement concerné par ce phénomène de reprise d’images préexistantes. Pour le comprendre, il faut évoquer le véritable engouement que ce genre d’ouvrages a connu. L’abondance de la demande a créé un marché dont certains libraires ont voulu tirer un profit rapide. Ainsi s’expliquent la parution de livres de qualité parfois très médiocre, tirés et retirés à peu de frais et en toute hâte, ainsi que l’édition d’images extraites des ouvrages et publiées sous forme de gravures autonomes. A quoi il faut bien entendu ajouter les conditions de fabrication et de diffusion clandestines d’une littérature assez largement interdite.
Le lecteur amateur peut donc, de livre en livre, retrouver des images qu’il a déjà vues, les éditeurs et les graveurs ayant eux-mêmes pris l’habitude de récupérer des stocks iconographiques réalisées par d’autres, de les réutiliser avec souvent des modifications qui font perdre les détails, grossissent les traits ou affaiblissent les gammes de contraste. Les résultats de ce nomadisme iconographique sont multiples. Des illustrations sont, par exemple, prélevées d’un ouvrage et employées ailleurs ; elles accompagnent alors des épisodes qui n’ont rien à voir avec leur destination première. Il arrive aussi que certains textes publiés incluent l’intégralité des estampes d’un autre livre. Deux exemples sont célèbres : les illustrations originales de Dom B*** redupliquées dans Lyndamine ou l’optimisme des pays chauds ; et les gravures de Thérèse philosophe reproduites à l’identique dans Vénus en rut.
Dans tous les cas, détachées de leur environnement textuel initial, les images parasites viennent s’enter sur un autre contexte dont elles se proposent malgré tout d’être les illustrations, comme si elles avaient été prévues pour le livre. L’originalité du programme iconographique ne joue plus et les images se constituent en une réserve disponible aux remplois et aux recombinaisons (l’ordre affecté à l’ensemble illustratif originel pouvant lui-même être bouleversé).
Le rapport de l’image et du texte se définit ici selon des modalités qui contrarient évidemment l’idée que nous nous faisons de l’illustration. La pratique n’est toutefois pas exceptionnelle ; elle dépend sans doute d’abord de raisons éditoriales. Mais est aussi en jeu une certaine conduite des images, liée à la nature de la littérature licencieuse : infidèle au texte mais fidèle à l’esprit du libertinage, l’image est mise en mouvement, elle circule et s’échange, elle est prête à d’autres rencontres et d’autres virtualités. Cette inconstance ou ce donjuanisme iconique s’accorde à la liberté et à la jouissance des contacts hasardeux que décline et revendique l’idéologie ou la contre-idéologie des livres eux-mêmes.
Il se trouve aussi que, dans le cadre de l’illustration érotique, l’image a tendance à remplir une fonction d’illustration qui est moins diégétique que scénographique. Le graveur est loin de toujours suivre à la lettre les épisodes du livre qu’il anime visuellement : ce qu’il souhaite, et à quoi l’écrivain prétend sans doute également, c’est dégager des scènes, monter des tableaux et des spectacles frappants, capables d’exciter le regard et l’imagination. La force de cristallisation de l’image, au moyen des postures ou des positions, est en somme plus importante que ce qu’elle raconte. Les graveurs s’autorisent à ne pas chercher à traduire les détails narratifs du texte parce que les images sont peut-être surtout destinées à afficher, pour qu’il nous saute aux yeux, le projet libertin, et ce projet est identique de livre en livre : porter au regard les moments-comble de la chair modelée par le désir et témoigner de l’audace d’avoir amené ces moments au visible. L’image représente, en le rendant présent, le devenir visible des corps sexuels (elle incarne la visualité convulsive que le texte appelle) ; mais elle désigne aussi son propre acte de représentation, cet acte ayant une valeur en lui-même en raison de sa force subversive, et quel que soit le contenu de l’image.
Ces reprises plus ou moins à l’identique d’illustrations transportées d’un ouvrage à un autre trahissent une profonde ambiguïté. Elles reconnaissent en effet aux images une efficace érotique ; si les estampes sont remployées, c’est bien qu’on estime qu’elles possèdent un pouvoir d’attraction ou d’excitation suffisant, indépendamment de leur rôle illustratif (voilà pourquoi aussi, on a pu les publier hors textes, sous forme d’estampes libres). On doit convenir encore que la répétition de ces images soude une certaine communauté de lecteurs. Revoir des gravures peut décevoir les amateurs d’originalité, cette pratique entre néanmoins dans la définition d’un territoire de connivence : retrouver des images permet de se retrouver dans ces images et de se retrouver entre soi.
En même temps, la réitération aboutit inexorablement à une déperdition sémantique. Les images reprises sont des images dont l’effet peut parvenir à se maintenir mais dont le sens s’affaiblit, en tout cas dans sa relation au texte. Car c’est dire que n’importe quelle image conviendrait pour accompagner un livre licencieux, du moment qu’elle est licencieuse. En somme, toutes les images de ce type finissent par s’équivaloir : leur valeur d’échange, qui justifie leur migration, devient une banale valeur d’usage voire d’usure. Cet affaiblissement du signifié iconographique est de plus en plus sensible au cours du siècle ; il correspond sans doute à une crise de la littérature libertine et des images qui ont favorisé son essor.
La mécanisation des images qui appauvrit la représentation des corps a également pour cause le caractère du désir mis en œuvre dans cette forme de littérature : la machinerie de la jouissance (ou la jouissance instrumentalisée), l’exploration et l’épuisement des facultés désirantes et des corps qui les actualisent sont au fondement de l’entreprise libertine. Que ce soit par l’image ou par le texte, se pose donc la question du renouvellement des figures. La combinatoire sexuelle est-elle à ce point infinie ? Une certaine fatigue n’est-elle pas inscrite dans le programme de dépense licencieuse ? L’exhibition des corps dans l’iconographie sexuelle n-a-t-elle pas pour conséquence de pousser la représentation à ses limites ? Les illustrations de ce genre, qui ne s’appuient que rarement sur la suggestion du visible, prennent le risque de forclore le travail de figurabilité de l’image et de réduire son pouvoir connotatif. Elles saturent l’espace du visible au détriment, comme s’y est employée l’image galante, du charme de sa visualité.
Il est ainsi permis de penser que l’équivoque caractéristique du phénomène de reprise correspond à l’ambiguïté de la pulsion de plaisir elle-même dont dépendent les images et qui sous-tend, en son essence, l’économie du désir exploitée par la littérature licencieuse : articulée à la compulsion de répétition qui démultiplie l’excitation, le principe de plaisir s’inverse aisément en une énergie entropique qui, au mieux, débouche sur la lassitude et, au pire, tend au vide et à la mort.
L’imprimerie facilite la reproduction du même jusqu’au stéréotype. Toutefois la reproductibilité ne va pas toujours dans ce sens. L’on voit comment, au-delà ou en dépit des règles commerciales du livre, la répétition de l’image, la pratique si fréquente du remploi et du recyclage finissent par faire malgré tout sens et constituer un acte authentiquement neuf. Par exemple lorsqu’un éditeur décide de ressortir un livre en soignant la qualité des images qui l’accompagnaient lors de sa première parution, sans pour autant les remplacer. Pour certains libraires qui, au XVIIIe siècle, publient des textes érotiques ou pornographiques, l’enjeu est essentiel : en s’adressant à des illustrateurs talentueux (comme Louis Binet avec lequel collabore Rétif), ils entendent conférer à leurs ouvrages le statut d’œuvres à part entière, en dehors des ateliers clandestins dont les productions restent souvent grossières. Les dessinateurs et graveurs renouent avec la tradition des maîtres qui, de Titien à Carrache, ont mis leur talent au service de l’image licencieuse. S’explique ainsi, par le souci d’un bénéfice esthétique, la réédition de l’Histoire de Dom Bougre en 1748 chez le grand éditeur Hubert Cazin avec les mêmes gravures qu’en 1741, mais retravaillées et raffinées [3] (figs. 9 et 10). D’une édition à l’autre, la qualité de la gravure est renforcée. Ici, le passage du noir et blanc à la couleur enlumine l’image, en créant avec la suite des estampes une polyphonie chromatique, autour du vert notamment, transformant l’image en une sorte de rêve peint. Mais il s’agit d’un tirage spécial rehaussé de couleurs. Pour l’essentiel, les modifications tiennent aux détails et au soin apporté au modelé des corps. Le graveur a systématiquement enrichi les motifs ; il a accentué la subtilité des plis et l’expression des visages, qui reste toujours, pour des raisons techniques surtout, le point faible des illustrations du temps. Sans doute l’artiste avait-il dans l’œil les maîtres italiens. La reprise des images est associée à un effet de citation.
L’illustration se veut donc plus agréable à regarder ; elle apporte ce supplément luxueux dont l’éditeur espère auréoler sa publication (dans un souci à la fois commercial et esthétique) ; elle rattache de surcroît les programmes iconographiques licencieux à une tradition reconnue et prestigieuse. Mais il faut aussi penser les circuits de reprise de l’image dans les termes d’une création éditoriale fixant et propageant des lieux communs que les auteurs eux-mêmes finissent par reconnaître et dont ils se servent.
[2] Voir le numéro du Conférencier-Textimage consacré à l’« Image répétée », (notamment l’article de Trung Tran, « Défaire et refaire l’image : l’illustration imprimée à l’épreuve de sa reproductibilité technique »).
[3] Voir Jean-Pierre Dubost, « De l’image arétine à la gravure libertine : rupture et continuité », dans L’Enfer de la Bibliothèque. Eros au secret, Paris, BnF, 2007, pp. 57-87.