L’Usage de la photo : le pacte
photobiographique d’Annie Ernaux
- Nathalie Freidel
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La réflexion menée par Annie Ernaux sur l’insertion et l’exploitation dans l’écriture du support photographique ne débute pas avec L’Usage de la photo. L’ouvrage signé conjointement avec Marc Marie vient confirmer une intuition précoce et s’inscrit dans une longue pratique qui trouve un aboutissement dans Les Années. La place de la photo dans l’œuvre de l’écrivaine est si décisive que l’anthologie la plus récente consacrée à son œuvre débute par un recueil de photographies de famille entremêlées d’extraits du journal intime, images et textes se répondant pour constituer le synopsis d’une vie : « J’ai souvent pensé que l’on pourrait raconter toute sa vie seulement avec des chansons et des photos (p. 102) [1] (fig. 1). Toute l’œuvre d’Annie Ernaux révèle pourtant la complexité d’un tel projet car une fois mise à contribution, la photographie refuse de fournir la reconnaissance attendue, demeure désespérément « muette » : « rien dans l’image pour rendre compte du malheur passé ou de l’espérance » (La Place, p. 452). Le geste réflexe de ressortir les photos, devenu pour l’écrivaine aussi essentiel que celui de relire ses journaux intimes, reste donc improductif sans l’apport de l’écriture. L’image est avant tout un déclencheur plus fiable que la réminiscence, écartée car évanescente et ne ramenant qu’à soi. Dans le Journal du dehors, Ernaux va plus loin en érigeant la photo non plus en adjuvant mais en technique d’écriture : « J’ai cherché à pratiquer une écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme » (Journal du dehors, p. 9). Le rapport analogique indique qu’une étape décisive a été franchie, celle de l’assimilation du procédé photographique qui ne se distingue plus désormais du processus d’écriture.
Toutefois, comme le remarque M. Bacholle-Boskovic, si l’inscription de « photos en prose » est un trait marquant de l’écriture ernalienne, ce n’est que dans L’Usage de la photo que les photographies sont intégrées comme supports visuels [2]. Pour la première fois le texte est structuré autour d’une série de photos dont il ne constitue ni le substitut ni le commentaire mais, en quelque sorte, le prolongement. Dans cette innovante « photobiographie » [3] à deux, l’exercice de style consiste à composer alternativement un texte à partir de quatorze photos sélectionnées parmi un corpus plus large et organisées de manière à former une suite chronologique. Le prologue précise dans quelles conditions les clichés ont été pris et selon quels critères : il s’agissait de fixer sur la pellicule des détails de lieux où le couple s’est aimé, en particulier les compositions abstraites formées par les vêtements dont on se débarrasse pour s’étreindre. Ernaux et Marie se proposent d’enregistrer leur rencontre et leur histoire d’amour sous l’angle des « reliefs » – ce dont les corps se sont dépouillés, ce qu’on découvre dans la cuisine le lendemain, ce qu’on laisse derrière soi en quittant une chambre d’hôtel. Enfin, à ce journal amoureux de 2003-2004 vient se superposer le journal du cancer du sein pour lequel Annie Ernaux est traitée cette même année à l’Institut Marie Curie. C’est cette double portée du récit qui, selon Barbara Havercroft, permet à L’Usage de la photo de renouveler la scène autobiographique par « le jumelage innovateur des photos et du texte » et « celui des registres érotique et maladif » [4].
Par rapport à la perspective rétrospective et reconstitutive des œuvres autobiographiques que sont La Place ou Une femme, ce journal quasi en simultané, ouvert vers l’avenir [5], exploite donc sous un nouvel angle l’association de la photographie et de l’écriture. Comme Le Journal du dehors, Se perdre, Je ne suis pas sortie de ma nuit ou L’atelier noir, L’usage de la photo appartient au genre du journal auquel l’œuvre d’Annie Ernaux a indiscutablement conféré une nouvelle dignité littéraire. Il s’agit en effet de considérer cette forme d’écriture non plus seulement comme un laboratoire de l’œuvre mais comme une œuvre-laboratoire dans laquelle nous assistons au déroulement d’une expérience. Entre les photos et les textes, des échanges se nouent : il y a une grammaire de l’image et l’écriture semble à son tour se conformer à une chimie et une optique. Le dispositif fait apparaître de nouvelles configurations d’écriture dont nous tenterons de dégager les traits les plus marquants. En définitive, les images s’avèrent non pas de simples prétextes mais des sources vives du texte qui leur emprunte leur usage, c’est-à-dire leur langage. Le journal amoureux d’Annie Ernaux et Marc Marie propose un texte écrit en langue photographique ainsi qu’une sémiologie irréductible aux catégories du discours sur soi.
L’œuvre laboratoire
L’emploi, dans le titre, du terme d’« usage » ne doit pas nous surprendre de la part d’une auteure toujours attentive à donner le mode d’emploi de ses textes, à les accompagner d’un discours de la méthode. Leur premier geste, et le dernier, est de mener leur lecteur dans le lieu de leur conception – « atelier noir » [6], chambre claire, laboratoire où sont soigneusement dévoilés et exposés les secrets de la fabrique d’une œuvre à mi-chemin de l’usine et des académies, solidaire du travail aussi bien que de l’art. La photographie, « art moyen » analysé par Bourdieu [7], hésite entre une ambition esthétique et une vocation technique. Le choix d’un art hybride s’accorde avec la pratique courante, chez Ernaux, de l’association entre des formes culturelles apparemment incompatibles : Proust et les slogans publicitaires, Beauvoir et les chanteurs yéyés.
L’expérience
L’œuvre-laboratoire se définit d’abord elle-même comme un lieu où se déroule une expérience. Dans L’Usage de la photo, que Jordan qualifie de « phototextual experiment » [8], l’écriture ne se distingue pas de l’expérience, elle ne la rapporte pas, elle est l’expérience, en l’occurrence celle de la maladie mortelle, qui s’empare du corps, s’y installe et menace de le détruire entièrement, puis de son traitement, tout aussi agressif [9]. Le lieu de la cure, l’Institut Marie Curie, évoque d’ailleurs moins l’hôpital qu’un laboratoire scientifique et le nom de la grande femme de science, qui consonne avec celui de l’amant, place l’œuvre dans le champ de la physique, auquel appartiennent l’optique et la chimie photographiques. Quant au « micro-univers » de Cergy, selon l’expression de Marc Marie (p. 59), il constitue lui aussi un lieu clos d’expérimentation, chaque pièce (la chambre, la cuisine, le bureau) déterminant une orientation spécifique (fig. 2). Le corps enfin, terrain d’expérimentation privilégié dans l’œuvre d’Annie Ernaux, au point que l’on pourrait qualifier l’ensemble de son œuvre de « journal d’un corps », est placé sous observation. Sous l’effet du « protocole de chimiothérapie postopératoire » (p. 82), il devient « un théâtre d’opérations violentes » (p. 83) sans que ces transformations affectent l’activité sexuelle du couple : « Cela ne nous empêchait pas de faire l’amour » (p. 83). Ernaux en conclut que l’amour est le meilleur usage qu’elle ait pu donner au cancer. L’Usage de la photo, c’est en somme l’usage amoureux de la maladie [10].
Un protocole
Dans ce contexte thérapeutique, le prologue de l’œuvre équivaut à un protocole et le pacte d’écriture vient doubler celui des procédures médicales. A l’usage littéraire que les amants décident de faire de la photo, exposé dans le prologue, répond le rappel, en note dans l’épilogue, de son usage médical (la panoplie de procédures photo et radiographiques impliquées dans la cure, p. 149). Nora Cotille-Foley souligne la dimension expérimentale et contractuelle du récit, l’accord établi dès l’ouverture et auquel chacun des auteurs souscrit [11]. Le pacte photobiographique implique que, comme dans le traitement de la maladie, on s’est soumis à une procédure, des règles « respectées rigoureusement » (p. 12), on s’est livré à des opérations sans en connaître tous les tenants et les aboutissants : « Je ne sais pas ce que sont ces photos. Je sais ce qu’elles incarnent mais j’ignore leur usage » (p. 148). Au terme de l’expérience, Ernaux souligne encore son inachèvement, la part d’inconnu qui persiste et donne au texte l’allure d’une œuvre ouverte.
[1] Les références à L’Usage de la photo (Paris, Gallimard, 2005) porteront la seule indication de la page entre parenthèse. Les citations des autres œuvres d’Annie Ernaux indiqueront le titre et la page dans l’anthologie Ecrire la vie (Paris, Gallimard, 2011).
[2] M. Bacholle-Boskovic, Annie Ernaux. De la perte au corps glorieux, Rennes, PUR, 2011, pp. 66-67. L’expression de « photos en prose » est empruntée à Marianne Hirsh, dans son commentaire de l’œuvre de Sue Miller, Family pictures (1990, M. Hirsch, Family frames. Photography, Narrative and Postmemory, Cambridge, Harvard University Press, 1997, p. 121).
[3] N. Cotille-Foley parle d’un « texte hybride, à l’intersection du portrait et de la photobiographie », « L’Usage de la photographie chez Annie Ernaux », French Studies, Vol. LXII, n°4, p. 445.
[4] Barbara Havercroft, « "L’autre scène" : l’écriture du cancer dans L’Usage de la photo », Annie Ernaux: Approches critiques et interdisciplinaires, Sergio Villani (éd.), Ottawa, Legas, 2009, p. 136.
[5] G. Gusdorf : « Une autobiographie est un livre refermé (…) le journal intime est un livre ouvert » (Lignes de vie 1, Les écritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 317).
[6] L’Atelier noir (Editions des Busclats, 2011) est la publication du « journal d’écriture » ou « de fouilles » qui a accompagné la conception de Les Années.
[7] P. Bourdieu, Un Art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.
[8] S. Jordan, « Improper exposure : L’usage de la photo by Annie Ernaux et Marc Marie », Journal of Romance Studies, n°7.2, été 2007, pp. 123-141.
[9] On trouverait un précédent dans l’expérience de la photographe britannique Jo Spence qui documenta également son cancer du sein à l’aide de photos et en parla dans Putting Myself in the Picture. A Political, Personal, and Photographic Autobiography, London, Camden Press, 1986.
[10] L’allusion aux missels de son enfance suggère un détournement parodique de la prière « Sur le bon usage des maladies » (p. 83).
[11] N. Cotille-Foley, « L’Usage de la photographie chez Annie Ernaux », art. cit., p. 443.