L’Usage de la photo : le pacte
photobiographique d’Annie Ernaux

- Nathalie Freidel
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Fig. 12. « Cuisine »

Fig. 13. « Chambre »

Fig. 14. R. Magritte, L’Usage de la parole,
1927/29

Des signes objectifs

 

      La recherche d’une forme d’écriture objective de soi (l’écriture plate définie dans La Place comme opérant à partir de « signes objectifs », p. 470) passe naturellement par l’objectif photographique. Le choix, ensuite, de le braquer sur des scènes inanimées accentue ce parti-pris des choses. Les objets, dans l’œuvre d’Annie Ernaux, sont porteurs d’une vérité ; les visages sur les photos sont moins signifiants que les signes matériels qui les entourent (un papier peint, une coiffure, une robe). Les vêtements dévêtus montrent à la fois leur envers et leur endroit, l’intimité corporelle et l’extériorité sociale ; c’est cette dualité qui intéresse Ernaux, que son écriture s’évertue à reproduire. L’écrivain est le conservateur d’un musée dans lequel, au lieu d’œuvres d’art, on exposerait, dans le désordre, les ready made de l’existence quotidienne. L’Usage de la photo réalise ainsi un programme d’écriture imaginé une décennie auparavant, dans Passion simple : « Je contemplais les verres, les assiettes avec des restes, le cendrier plein, les vêtements, les pièces de lingerie éparpillées dans le couloir, la chambre, les draps pendant sur la moquette. J’aurais voulu conserver tel quel ce désordre où tout objet signifiait un geste, un moment, qui composait un tableau dont la force et la douleur ne seront jamais atteintes pour moi par aucun autre dans un musée » (Passion simple, p. 663) (fig. 12). La comparaison avec la peinture, et la technique en particulier de la « nature morte » (p. 71), permet de souligner une différence essentielle. A la composition savamment ordonnée, à l’étalage harmonieux de l’inventaire naturaliste, la photographie substitue un désordre, produit des « signes » que l’écriture s’efforce de traduire selon un processus non de redoublement mais de production nouvelle. Au lieu d’un espace saturé, l’écriture révèle les abîmes, les régions inaccessibles de l’image.

 

L’image manquante

 

      La première photo du recueil est invisible. Elle représente le sexe de M., de profil et en érection, dont « l’ombre se projette sur les livres de la bibliothèque » (p. 15). Cette photo placée en incipit, qu’Ernaux explique pouvoir décrire mais non exposer, informe et appelle les suivantes. C’est l’image originelle, celle dont procèdent toutes les autres. Le lien implicite entre ce fascinus et la double « fascination » que l’écrivaine affirme éprouver à la fois pour les traces matérielles et pour la photo (p. 9 et p. 151) est essentiel à la compréhension de ce qui va suivre. La photo du phallus de l’amant est « quelque chose à la place » (p. 15) – elle a été prise faute de temps pour faire l’amour. Les photos du musée d’Hiroshima sont là aussi « faute d’autre chose », dit Duras dans Hiroshima mon amour. La violence liée à la rencontre passionnelle demeure invisible, de même qu’une catastrophe qui n’a pas laissé de traces : « Nous sommes venus d’une scène où nous n’étions pas. L’homme est celui à qui une image manque » [25]. A la photo de la « Chambre, fin mai début juin » (fig. 13), Ernaux donne le titre de « la scène invisible ». Les vêtements roulés en boule au pied du lit sont l’exacte traduction du « ça a été » de Barthes : « rien de nos corps sur les photos. Rien de l’amour que nous avons fait » (p. 110). Nous ne contemplons toujours que les restes : « la nature est ce qui reste du désir d’un dieu disparu, de son orgasme immense » (p. 109), le suaire est tout ce qui reste du corps du Christ dans le tombeau vide (p. 110). L’épilogue s’achève sur une « non-photo » [26] – souvenir de la tête de M. posée entre ses cuisses lorsqu’elle est accroupie sur le lit –, à laquelle Ernaux donne le titre de Naissance. Toute création est désir de retrouver une image manquante : « il aurait fallu une autre photo » (p. 151).

 

Le refoulé

 

      Les photos nous montrent quelque chose que nous ne pouvons pas voir (soit on nous les cache, soit nous refusons de les voir) ; elles exposent sans exhiber, formule qui pourrait aussi s’appliquer au style d’Annie Ernaux. Briser les limites du regard, exprimer le refoulé, libérer des images apprises, telles sont les principales orientations d’une écriture qui, selon la formule de Prévert, « peint les choses qui sont derrière les choses » [27] : « trois millions de seins couturés, scannérisés, marqués de dessins rouges et bleus, irradiés, reconstruits, cachés sous les chemisiers et les tee-shirts, invisibles » (p. 84). Faut-il lire dans cet holocauste mammaire l’expression moderne d’une violence immémoriale faite aux femmes, désignée aussi par le rappel des « femmes tondues à la Libération » (p. 36) ? L’ensemble de l’œuvre d’Annie Ernaux propose une réponse possible au mystère de la violence de la scène primitive, révélée dans La Honte (le meurtre de la mère par le père). Elle conjure le déni du regard social face à une souffrance qui ne s’exprime pas plus qu’elle ne se montre : deuil muet de l’enfant mort (Une Femme), épreuve solitaire de l’avortement (L’Evénement), déchéance insoutenable de la dernière maladie (Je ne suis pas sortie de ma nuit). Dans cette entreprise de dévoilement du non vu, la scène de film pornographique, décrite au début de Passion simple est programmatique : « Il m’a semblé que l’écriture devait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral » (p. 659).

 

La disparition (M. Marie : « et qu’ont-ils fait des corps ? », p. 93)

 

      Parce qu’elle signifie, avant toutes choses, l’absence, la photo est le medium le mieux à même de nous faire penser notre propre disparition : « Ce que montre un document, en sa présence, en son objectivité même, c’est un vide, une absence, une perte, à quoi l’écriture, peut-être, a pour objet de donner corps » [28]. « La scène invisible » est la clef, celle qui me donne « les moyens de penser ma sortie du temps » (p. 111). La disparition du corps sur la photo (« Quand je regarde les photos, c’est la disparition de mon corps que je vois », Ibid.), permet l’appréhension, impensable, de « la disparition de la pensée ». C’est là la quête, la motivation ultime à la source de l’art, de la philosophie, de la science : sans « l’ombre du néant, il n’y a rien qui vaille vraiment à l’usage des vivants », dans l’écriture (p. 112). Ernaux dévoile ici le dispositif de projection de L’Usage de la photo : les textes sont assimilables à l’ombre portée de scènes invisibles, du néant des photos (l’ombre projetée par le sexe invisible de M. sur les livres de la bibliothèque). Dans La Place, consacrée à l’évocation de la disparition du père, un portrait de l’auteur à seize ans, posant devant l’objectif paternel, révèle « l’ombre portée du buste de mon père qui a pris la photo » (La Place, p. 472). Le mouvement qui conduit les êtres à fixer, à retenir quelque chose de ce qui a été, est aussi celui de l’appréhension de leur néant ; celui qui écrit, nous dit la dernière phrase de Les Années, enregistre sa propre disparition : « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » (Les Années, p. 1085) (fig. 14).

      L’expérience, menée conjointement et en vase clos par Annie Ernaux et son amant, prolonge le travail d’enquête poursuivi par l’écrivaine dans ses œuvres autobiographiques, où sont déjà intégrées des « photos en proses ». Toutefois, par l’insertion réelle des photos, non plus décrites mais montrées, le pacte photobiographique repense la confrontation du texte et de l’image. L’auteure est amenée à se repositionner, à trouver sa place – exercice qui relève, chez Annie Ernaux, de la vie autant que de l’écriture. Dans cette configuration nouvelle, le sujet écrivant s’observe d’un regard doublement dédoublé, par le partage de l’énonciation d’une part, de la perception temporelle d’autre part : « J’essaie de décrire la photo avec un double regard, l’un passé, l’autre actuel » (p. 24). En soumettant l’expérience individuelle à un régime quasi protocolaire, en détournant les clichés pour donner voix à l’imaginaire ou aux pulsions, en brouillant les pistes et les repères, L’Usage de la photo contribue de manière décisive à l’élaboration d’une poétique de l’extime. Annie Ernaux ne nous livre ni le récit de ses amours, ni celui de sa maladie mais la ligne brisée et dédoublée d’une scène, d’une image répétée, incomplète, méconnaissable – dont elle nous donne la clef en la qualifiant de « scène invisible ». Ce qui fait de la photographie un ressort à la fois érotique et littéraire, un stimulant pour le sexe et pour l’écriture, c’est en effet son pouvoir d’invisibilité. La volatilisation des corps sur les photos fonctionne alors comme modèle opératoire pour la disparition du moi à laquelle tend l’entreprise autobiographique ernalienne : « se fondre dans une totalité indistincte » (Les Années, p. 1082). Au paradoxe de la photo, qui ne me montre que l’absence, correspond celui d’une écriture de soi d’où le moi s’est effacé.

 

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[25] P. Quignard, Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994, p. 7.
[26] L’Amant, de Marguerite Duras, fait également l’hypothèse d’une image manquante : « Elle aurait pu exister, une photographie aurait pu être prise, comme une autre, ailleurs, dans d’autres circonstances. Mais elle ne l’a pas été. (…) C’est pourquoi cette image, et il ne pouvait en être autrement, elle n’existe pas. Elle a été omise. Elle a été oubliée » (L’Amant, Paris, Minuit, 1984, pp. 16-17).
[27] Réplique du film de Marcel Carné, Le Quai des brumes, 1938, dialogues de Jacques Prévert.
[28] C. Havelange, « Annie ernaux, écriture photographique », art. cit., p. 71.