Les simulations perceptives et l’analyse
kinésique dans le dessin et
dans l’image
poétique
- Guillemette Bolens
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On rit dans son poing. On fait la perle. Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment opérons-nous pour produire un sens de ces superbes vers d’Henri Michaux ? Une piste intéressante est celle des simulations perceptives. Je propose dans Le Style des gestes que l’intelligence kinésique en littérature et dans les arts visuels est la faculté cognitive et sensorielle par laquelle le destinataire d’une œuvre comprend grâce à des simulations perceptives les mouvements corporels et les gestes mis en récit ou en image [1]. Une simulation perceptive en neurosciences est la réactivation d’états perceptifs sensoriels (vision, audition, toucher, goût, odorat), moteurs (mouvements, postures, gestes, sensations kinesthésiques), et introspectifs (états mentaux, affects, émotions) [2]. Les œuvres abordées dans cet essai génèrent des simulations perceptives qui entrecroisent les registres sensorimoteurs et introspectifs, et elles le font au moyen d’images dynamiques exprimées soit par le dessin – chez Sempé –, soit par l’écriture poétique – chez Michaux, Proust et Shakespeare.
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Commençons chez Michaux : « Supposez les pensées, des ballons, l’anxieux s’y couperait encore » [3]. Pour saisir cette phrase, le destinataire génère une simulation perceptive de la surface souple et éminemment non tranchante d’un ballon, afin de produire la contre-inférence, très expressive, d’un ballon coupant, figuration des pensées chez l’anxieux, lequel se mutile sans arme par l’anticipation de dangers perpétuels. Cette phrase renvoie à une dynamique affective formulée par une phrase que le lecteur sémantise au moyen d’une simulation perceptive sensorimotrice, où le sens du toucher et le sens kinesthésique sont prééminents. Il est à noter que les simulations perceptives produites par chacun d’entre nous diffèrent en style et en facture [4]. Selon le style de votre simulation perceptive, et quand bien même les données de la simulation resteraient vagues, le ballon sera plus ou moins mouvant, sa surface sera plus ou moins tendue, sa couleur sera distincte, sa taille et sa proximité également, son positionnement par rapport à votre main plus ou moins haut, votre bras devant se tendre plus ou moins pour en toucher la surface, etc. Votre geste de contact sera lui-même variable, en étant plus ou moins léger, rapide, soutenu, brusque, prudent, désinvolte, concentré, etc.
Ces aspects n’ont pas nécessairement à être élaborés consciemment en une représentation mentale délibérée pour être simulés sensoriellement et utilisés cognitivement. Il est évidemment possible de le faire, en établissant une fois pour toute que le ballon pour vous est de couleur parme et qu’il est gonflé à quatre-vingt pour cent de sa capacité ; mais ce n’est pas une condition sine qua non pour la compréhension du vers. Par contre, l’inférence sensorimotrice permise par la simulation perceptive est, elle, nécessaire. Elle est réalisée par toute personne qui comprend cette phrase. A savoir, la surface d’un ballon n’est pas tranchante. C’est la réactivation sensorielle tactile et haptique de la texture souple d’un ballon qui insuffle sa force au paradoxe poétique et remarquablement efficace d’une coupure causée par une poche de caoutchouc gonflé.
Ainsi, la question de la simulation perceptive affranchit la dimension fictionnelle d’un texte littéraire comme celui-ci de la « valorisation contemporaine consensuelle de la fiction en termes de modélisation éthique des comportements ou d’apprentissage » [5]. Car la question est bien plutôt de saisir cognitivement parce que sensoriellement le paradoxe d’un ballon coupant, cette impossibilité étant la raison du vers : c’est ce qui justifie sa forme lexicale et sémantique et c’est en son irréalisme littéral que réside sa valeur référentielle.
Marcel Proust exploite lui aussi de manière soutenue les simulations perceptives et la capacité d’inférences sensorimotrices de son lecteur. Dans Le Temps retrouvé, le narrateur écrit :
Quant aux vérités que l’intelligence – même des plus hauts esprits – cueille à claire-voie, devant elle, en pleine lumière, leur valeur peut être très grande ; mais elles ont des contours plus secs et sont planes, n’ont pas de profondeur parce qu’il n’y a pas eu de profondeurs à franchir pour les atteindre, parce qu’elles n’ont pas été recréées [6].
Comme le souligne Miguel de Beistegui, il ne s’agit dans cette re-création ni de représentation, ni de simulacre, ni d’image d’image décriée par Platon (pp. 77-78). Ni de simples souvenirs d’ailleurs : la remémoration se distingue de la réminiscence qui est « puissance événementielle » (p. 103).
C’est ce que Proust lui-même exprime clairement à Jacques Rivière dans sa lettre du 6 février 1914 : « … si je cherchais simplement à me souvenir et à faire double emploi par ces souvenirs avec les jours vécus, je ne prendrais pas, malade comme je suis, la peine d’écrire » [7]. C’est même en cessant de faire de l’écriture la reprise d’une expérience vécue (de ce que l’Allemand appellerait l’Erlebnis) et en en recueillant l’événementialité, soit ce qui dans ce vécu peut encore nous surprendre, que Proust devient écrivain. C’est en arrachant le travail même de l’écriture à celui de la remémoration et en l’articulant à la réminiscence, qu’il fait œuvre d’originalité. Ce faisant, il dévoile un autre sens de l’expérience, que W. Benjamin qualifiait d’Erfahrung [8] : expérience de ce qui, dans tout vécu, reste encore à vivre et à venir, expérience de l’invécu [9].
L’acte de recréer chez Proust relève de l’émergence dans tout vécu de ce qui reste encore à vivre et que rien ne permet de planifier. En ceci Proust et Paul Valéry se rejoignent :
… La joie de trouver en soi-même – des choses inattendues, imprévisibles – et précieuses – desquelles il semble que nous soyons composés, pénétrés, capables – et inconscients ; et au milieu desquelles le chemin banal de la pensée passe sans les voir, en général ; et qui sont nous, mais un Nous à la merci d’incidents et de circonstances étrangères ; qui sont et pourraient ne pas être ; qui ne sont pas et qui pourraient être. Qu’un rien provoque et qu’un rien à jamais dispense d’exister [10].
Notre attention à ces potentialités est fondamentale et l’art, sous toutes ses formes, augmente notre capacité à les activer. Pour ce qui est de la littérature en particulier, elle se distingue d’autres sortes de discours par ce qu’elle est affranchie de « l’obligation d’être homologue au monde réel connu » – affranchie de l’obligation, c’est-à-dire que son droit à l’imprévisible, à l’irréalisme, est un a priori de départ [11].
Pour cette raison, l’analyse littéraire est l’un des moyens les plus puissants de refuser « l’imperméabilité de la connaissance conventionnelle », selon les termes de Proust. Le vecteur de liberté cognitive que constitue la littérature se travaille, se construit, s’élabore par une attention renouvelée au langage. L’œuvre de Proust, par exemple, est agissante en ce qu’elle conduit son destinataire à activer toutes les ressources de sa cognition, engageant aussi bien sa sensibilité grammaticale que son intelligence perceptive.
Le narrateur lui-même est le lieu d’un tel engagement perceptif et c’est bien cela qui est raconté de façon centrale et continue dans la Recherche. La perception n’est pas valeur en ce qu’elle donne accès à une vérité normée. Elle est une valeur à part entière dès lors que c’est par elle que s’incarne notre vécu et notre capacité de fiction, c’est-à-dire notre capacité à réinventer perpétuellement notre accès au réel [12]. Comme l’explique Marielle Macé, la littérature « n’emprisonne pas notre regard dans les livres, mais nous rend sensibles à l’infinie distinction du réel lui-même, et nous dispose à prendre en charge ce mouvement » [13].
[1] Version française : Le Style des gestes : Corporéité et kinésie dans le récit littéraire. Préface d’Alain Berthoz, Lausanne, Editions BHMS, « Bibliothèque d’histoire de la médecine et de la santé », 2008. Version anglaise, avec mise à jour de la question des simulations perceptives : The Style of Gestures. Embodiment and Cognition in Literary Narrative, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2012.
[2] M. Jeannerod, Motor Cognition : What Action Tells the Self, Oxford, Oxford University Press, 2006, réimpr. 2007, p. 129. Voir le chapitre 6 : « The Simulation Hypothesis of Motor Cognition », pp. 129-164. Voir aussi D. Pecher and R. A. Zwann, éds. Grounding Cognition : The Role of Perception and Action in Memory, Language and Thinking, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, réimpr. 2006 ; K. D. Markman, W. M. P. Klein et J. A. Suhr, eds., Handbook of Imagination and Mental Simulation, New York, Taylor and Francis, 2009 ; K. Olseth Solomon et L. W. Barsalou, « Perceptual Simulation in Property Verification », Memory and Cognition 32.2, 2004, pp. 244-259 ; H. Svensson, J. Lindblom et T. Ziemke, « Making Sense of Embodied Cognition : Simulation Theories of Shared Neural Mechanisms for Sensorimotor and Cognitive Processes », dans Embodiment, vol.1 of Body, Language and Mind, éds Tom Ziemke, Jordan Zlatev, and Roslyn M. Frank, Berlin, Mouton de Gruyter, 2007, pp. 241-269 ; G. Hesslow, « The Current Status of the Simulation Theory of Cognition », Brain Research 1423, 2012, pp. 71-79.
[3] H. Michaux, Face aux verrous, « Tranches de savoir », Paris, Gallimard, 1967, 1992, p. 57.
[4] Cf. G. Bolens, « Les Styles kinésiques : De Quintilien à Proust en passant par Tati », dans Le Style en acte, éd. Laurent Jenny, Genève, Métis Presses, 2011, pp. 59-86. Site Archive Ouverte.
Cet article porte sur les styles kinésiques des artistes. Mais la variabilité des styles kinésiques des destinataires est également un paramètre pertinent dans la réception des œuvres.
[5] Fr. Lavocat, « Mimesis, fiction, paradoxes », Methodos, 10, 2010, paragraphe 9, (mis en ligne le 27 avril 2010, consulté de 25 juillet 2012).
[6] M. Proust, A la recherche du temps perdu, RTP, IV, p. 477. Pour toutes les citations de la Recherche, RTP : A la recherche du temps perdu, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », I-IV, 1989.
[7] M. Proust, Lettres, Paris, Plon, 2004, p. 667.
[8] W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », trad. M. de Gandillac, revue par Rochlitz, dans Œuvres, Paris, Folio Gallimard, 2000, III, pp. 341 sq.
[9] M. de Beistegui, Jouissance de Proust. Pour une esthétique de la métaphore, Paris, Editions Michalon, « Encres marine », 2007, p. 78.
[10] P. Valéry, « Poïétique », Cahiers II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 1035, Italiques dans le texte original.
[11] F. Lavocat, « Mimesis, fiction, paradoxes », Op. cit.
[12] « Marcel (…) répond aux lectures par son propre travail de stylisation perceptive (par une manière, par sa manière) trouvant l’occasion d’aller ailleurs, d’essayer un autre corps, un autre soi, de circuler entre des dispositions, de changer sa façon de s’emparer des choses. La mise en scène récurrente, chez Proust, du renouvellement de l’effort cognitif est indissociable de l’exigence de faire de la perception une fin en soi : l’effort pour voir, pour entendre, pour lire, est une réponse à l’effort de réel lui-même pour apparaître, se disposer en configurations perceptibles et lisibles. La lecture nous met ainsi en phase avec la puissance de surprise permanente de l’existence, exigeant notre attention. Chez Proust, les expériences esthétiques sont en effet l’apprentissage de ce que la perception est une valeur » (M. Macé, Façons de lire, façons d’être, Paris, Gallimard, 2011, pp. 93-94).
[13] Ibid., p. 101.