Les simulations perceptives et l’analyse
kinésique dans le dessin et
dans l’image
poétique
- Guillemette Bolens
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Cette image sensorielle de perfection est le troisième temps d’une progression : « I had else been perfect » est suivi d’une triple explicitation figurale du ressenti de cette complétude condamnée. Première étape : j’aurais été « aussi entier que le marbre », c’est-à-dire dans un ressenti comparable à la texture minérale, totalement lisse et non poreuse du marbre. Deuxième étape : j’aurais été « aussi fondé que le roc », passant de la sensation de matière du corps propre (ma chair aurait été du marbre) à celle du positionnement spatial de ce corps et de son ancrage au sol, infrangible, indéracinable comme de la roche, encore minérale, fichée en terre. Puis, troisième étape, la sensation se subtilise brusquement en ce qui entoure le corps et qui est intouchable, l’air. L’image passe donc de façon dynamique du positionnement dans l’espace et la relation au sol à une dilatation qui rend le faisceau des sensations corporelles comparable à l’air environnant. De la chair, nous passons au positionnement du corps, puis à sa dilatation en l’élément infrangible puisqu’impalpable le plus vaste et englobant qui soit.
L’état psychophysique exprimé par le personnage de Macbeth concerne l’état général de la personne, lié à ses affects et manifesté au niveau de son tonus et de ses ressentis kinesthésiques. Les vers renvoient d’abord à une expérience de complétude et de plénitude puis, l’instant d’après, dans un retournement immédiat, à un état de contrainte et de constriction extrêmes. Les deux ressentis s’expriment par le concept de contenance, en un premier temps extatique, global et pure, puis instantanément ensuite morbide, contraint et scabreux (saucy).
L’événement raconté est le renversement catastrophique, dans le sens étymologique de kata-strephein « se retourner complètement », lequel est vécu kinesthésiquement et communiqué langagièrement par le personnage au moyen d’une métaphore filée remarquablement riche et exigeante. Le vécu sensoriel auquel il est fait référence est celui d’une catastrophe dont le sentiment est généré par la compréhension d’une situation donnée : l’un des adversaires de Macbeth est mort, l’autre, son fils, ne l’est pas, ce qui implique la diffusion incontrôlable d’un discours révélant la culpabilité de l’individu que Macbeth est devenu. Cette compréhension, ce savoir ont un impact kinesthésique immédiat sur Macbeth, c’est-à-dire que sa relation à ses sensations motrices bascule d’une sensation d’absence totale de limite à celle de constriction extrême. Au moyen de la figuralité, Shakespeare traduit cette catastrophe psychophysique, opérée en une fraction de seconde chez son personnage au moment où il apprend et comprend la situation.
Par la qualité de son art, Shakespeare nous pousse à exploiter notre propre savoir kinesthésique et à concevoir cognitivement cette sensation inattendue qui consiste à se sentir aussi infrangible que l’air englobant puis, la seconde suivante, compartimenté, enserré, emmailloté dans les chaînes des peurs triviales. Notre engagement cognitif, lié à une réceptivité augmentée par la puissance poétique de Shakespeare, nous permet de découvrir cette catastrophe intime et totale, exprimée avec exactitude par la fiction des tropes, donnant corps à une potentialité en nous qui, comme l’écrit Valéry, aurait pu ne jamais exister [18].
Il y a une grande distance entre la pertinence épistémologique de l’expression shakespearienne et les grilles catégorielles parfois utilisées aujourd’hui pour rendre compte de l’humain. Les sciences humaines existent et doivent impérativement persister pour que jamais nous ne puissions nous suffire de quelque chose de moins irréductible, complexe, imprévisible et, pour reprendre les termes de Proust, « profondément réel », que les paroles de Macbeth, lesquelles évoquent Proust encore, quand il décrit la littérature comme cet art si compliqué qui nous fait voir à nous-mêmes notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’observer, mais qu’il s’agit de recréer par le travail du langage [19]. Connaître par la littérature, c’est être capable de ce savoir-là sur cette vie qui ne peut pas s’observer, qui est non mesurable technologiquement. Pour Miguel de Beistegui, « [s]i l’écrivain est celui qui va chercher midi à quatorze heures, c’est parce qu’il pressent que c’est seulement là qu’il a une chance de le trouver » [20].
De surcroît, dans la Recherche de Proust, « La vérité trouvée n’est pas… la vérité recherchée : on ne trouve jamais ce que l’on cherche, mais toujours autre chose. Pour le dire autrement : ce que l’on cherche n’est jamais à sa place, mais toujours ailleurs et l’expérience authentique est de nature métaphorique » [21]. Elle est métaphorique en tant qu’elle est toujours un déplacement de l’attente mimétique, permettant dès lors que l’œuvre soit « un événement qui tient sa valeur ontologique non de ce qu’il représente, mais de ce qu’il produit, à savoir un temps et un espace nouveaux » [22]. Or, ce temps et cet espace nouveaux s’incarnent comme l’intelligence du lecteur les a activés par la dynamique des simulations perceptives que les phrases de l’artiste ont su lui faire recréer cognitivement, introspectivement et sensoriellement. Le lecteur alors rejoint le narrateur de la Recherche qui, devant les aubépines et parlant d’elles, se décrit « essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence » (RTP, I, p. 111) [23].
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Jean-Jacques Bonvin dans Larsen décrit deux personnages ainsi : « L’un prend soin de l’autre qui, la casquette en demi-sphère solide, la visière à cinq heures, porte sur toutes choses un regard, comment dire ? » [24] La force expressive de cette manière de rendre compte d’un regard met en évidence la relation du travail du style et de la participation active du lecteur. Nous comprenons et co-construisons la perception de ce regard grâce à cette manière de dire, qui précisément pose avec humour la question du « comment dire ? » et articule le sentiment de perplexité que nous pouvons ressentir quand il s’agit de décrire un regard avec exactitude.
Je me demande si le point nodal de la littérature ne serait pas là. La raison de la littérature serait de poser cette question inlassablement, depuis plus de vingt-six siècles, à travers ses manières de dire. C’est-à-dire, poser la question « comment dire ? ». Puis lui fournir des possibles par les œuvres, les lignes trouvées, mais sans jamais prétendre à plus – ce qui, en soi, est plus. C’est plus de poser ad aeternam la question du langage, que de croire lui apporter une réponse définitive, en fétichisant l’outil au point d’en stériliser la fonction.
Le style est la manifestation de ce travail dans la matière de la langue. Par exemple dans Emma, Jane Austen écrit : « Mr Knightley looked as if he were more gratified than he cared to express » [25]. Cette phrase, intraduisible sans un bouquet de périphrases, est infiniment supérieure à Mr Knightley looked more gratified than he cared to express. Autre exemple, Madame de Lafayette dans La Princesse de Clèves écrit : « tout ce que lui avait dit Madame de Chartres en mourant, et la douleur de sa mort, avaient fait une suspension à ses sentiments, qui lui faisait croire qu’ils étaient entièrement effacés » [26]. Il faut percevoir la beauté de cette phrase pour entendre son propos : avaient fait une suspension à ses sentiments et non avaient suspendu ses sentiments, c’est-à-dire un verbe, suspendre, dont la puissance évocatrice a été érodée par l’usage.
[18] Paul Valéry, « Poïétique », Cahiers II, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1974, p. 1035. Sur l’idée que la figure et le trope sont déjà des fictions, c’est-à-dire recèlent des mondes fictionnels de façon embryonnaire, voir Gérard Genette, Métalepse : De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004, p. 17.
[19] M. Proust, RTP, IV, p. 475. L’importance pour Proust de la métaphore à cet égard est bien connue: « la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style. Même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore » (RTP, IV, p. 468).
[20] M. de Beistegui, Jouissance de Proust. Pour une esthétique de la métaphore, Op. cit., p. 179.
[21] Ibid., p. 183.
[22] Ibid., p. 186.
[23] M. Proust, Du côté de chez Swann, RTP, I, p. 111.
[24] J.-J. Bonvin, Larsen, Paris, Allia, 2013, p. 38.
[25] Jane Austen, Emma, 1816, Londres, Penguin, 1994, p. 129.
[26] Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, 1678, Paris, Flammarion, 1980, 2009, p. 130.