Les simulations perceptives et l’analyse
kinésique dans le dessin et
dans l’image
poétique
- Guillemette Bolens
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Le travail sur la langue en est le vecteur. Suivent deux exemples, l’un pris dans Un Amour de Swann chez Proust, l’autre dans Macbeth de Shakespeare. Proust d’abord. Il est question dans ce passage de monocles, et le narrateur en vient à celui de M. de Bréauté.
[…] tandis que celui (le monocle) que M. De Bréauté ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au « gibus », à la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait Swann lui-même) pour aller dans le monde, portait, collé à son revers, comme une préparation d’histoire naturelle sous un microscope, un regard infinitésimal et grouillant d’amabilité, qui ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt des programmes et à la qualité des rafraîchissements [14].
Dans ces lignes, le monocle est le sujet du verbe porter. C’est lui l’acteur de ce qui est décrit dans la phrase principale : le monocle portait un regard collé à son revers [15]. La simulation perceptive d’un regard porté par un monocle et collé au revers de celui-ci diffère en qualité et en humour d’un regard perçu à travers le verre d’un monocle. Et c’est au lecteur de produire cette distinction perceptive, c’est à lui de l’agir cognitivement. L’obligation « d’être homologue au monde réel connu » pousserait à rectifier la fiction en lui faisant simplement dire que l’œil se voyait à travers le monocle. Une lecture kinésique attentive produit une simulation perceptive d’un regard dont l’image adhère entièrement au verre – le regard, soit ce que nous percevons au niveau des yeux chez une personne qui utilise ces organes-là, mais qui ne se réduit pas à ceux-ci ; le regard, c’est-à-dire ce qui émane d’une personne qui oriente son attention visuelle ; le regard, donc le résultat d’un acte sensoriel et perceptif, qui est lui-même regardé, est collé au revers d’un objet transparent, c’est-à-dire à l’arrière de cet objet pour nous qui regardons.
Puis, ce regard est dit infinitésimal. Il n’est pas simplement petit, réduit par l’effet de la correction du verre. Il est infinitésimal et il grouille ainsi que le ferait une préparation de biologie sous un microscope. Il est vivant et mobile comme des organismes nombreux et emmêlés, si petits qu’il est nécessaire d’employer un instrument scientifique pour en pouvoir distinguer les parties. Ainsi le regard devient un lieu, une zone qui est elle-même regardée, et où l’attention scopique porte sur du vivant. Nous sommes dans le domaine de l’histoire naturelle, très loin de celui du regard « porte de l’âme », etc. Et ça y bouge.
Or, ce qui y bouge est une abstraction relationnelle : le monocle portait un regard grouillant d’amabilité. L’amabilité est une abstraction relationnelle qui suggère des inférences d’ordre kinésique. A savoir, le comportement du propriétaire de ce regard est aimable ou du moins manifeste les signes d’un désir de se rendre aimable. Enfin, le regard ne cessait de sourire, mais pas à une personne : il ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds. D’une part, le regard est ici sujet d’un verbe qui renvoie a priori à l’organe de la bouche. L’acte expressif du bas du visage se transfère donc aux yeux, qui produisent l’effet d’un sourire, susceptible d’être associé à un plissement des paupières. D’autre part, le fait que le destinataire du sourire soit le plafond nous pousse à inférer un certain positionnement des yeux, ici inclinés vers le haut – ce qui augmente la précision kinésique de l’image – « un regard qui ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds ». La liste complète des destinataires de ce regard souriant parachève le portrait de M. de Bréauté, dont les capacités intersubjectives myopes sont inaptes à distinguer entre contextes interactionnels et interlocuteurs humains : il sourit à la beauté des fêtes et non aux humains qui s’y trouvent : « un regard qui ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt des programmes et à la qualité des rafraîchissements ». Mais surtout, la grammaire de cette phrase, donnant pour destinataires du sourire les abstractions qui qualifient les objets de conversations probables que sont les plafonds hauts, les fêtes belles, les programmes intéressants et les rafraîchissements de bonne qualité, colore le portrait de M. de Bréauté d’un mélange comique d’emphase et de conventionalité.
Dans la Recherche, notre savoir non seulement grammatical mais aussi sensorimoteur doit être engagé pour permettre une plus grande précision interprétative. Cette précision interprétative implique de résister au réflexe sémiotique par lequel l’information serait réduite à des signifiés simplifiés et rapidement liquidés du point de vue sémantique – par exemple, un homme portait un monocle, son œil était petit, il souriait et admirait de manière convenue les plafonds, les fêtes, les programmes et les boissons. Il s’agit bien au contraire de recréer la richesse sensorielle et perceptive d’un regard infinitésimal, collé au revers d’un monocle, grouillant d’amabilité, souriant en direction et en raison des plafonds et disant ce qu’on s’attend qu’il dise. Du point de vue factuel, observable et mesurable, la phrase proustienne n’a aucun sens. Elle n’est homologable à aucun réel standardisable. Un regard infinitésimal collé à du verre est une fiction surréaliste. Pourtant, du point de vue de la justesse expressive de la nature kinésique spécifique et singulière de ce regard, c’est une perfection. C’est alors que se recrée la profondeur du réel. C’est en cela que l’écriture de Proust « arrache son roman à une simple esthétique de la mimesis » [16] et il le fait en travaillant la grammaire de ses phrases et le style de ses images, conduisant le lecteur à prendre en charge son action perceptive, cognitive et interprétative.
Deuxième exemple, Macbeth de Shakespeare. La situation est la suivante : Macbeth a commandité des meurtriers pour tuer Banquo et son fils Fleance. Les meurtriers sont parvenus à assassiner Banquo, mais Fleance a réussi à s’enfuir. En apprenant en un premier temps la mort de Banquo, puis en un deuxième temps la fuite de Fleance, Macbeth passe d’un soulagement extrême (le double meurtre était une solution parfaite) à une angoisse non seulement renouvelée mais radicalement aggravée : le fils devient le symptôme vivant et ostensible de la culpabilité de Macbeth. Le meurtrier dit, « Fleance is scaped » (Fleance s’est échappé), et Macbeth répond, « Alors mon état de crise revient » :
Then comes my fit again ; I had else been perfect,
Whole as the marble, founded as the rock,
As broad and general as the casing air,
But now I am cabined, cribbed, confined, bound in
To saucy doubts and fears (Macbeth III. 4. 20-24) [17].
Alors mon état de crise revient ; sans cela j’aurais été dans un état de perfection,
Entier comme le marbre, fondé comme le roc,
Aussi étendu et général que l’air englobant,
Mais maintenant je suis compartimenté, enserré, confiné, ligoté
Aux craintes et aux doutes impudents.
Pour qu’un sens soit élaboré à partir de ces vers, le destinataire doit avoir recours à un savoir qui est d’ordre kinesthésique. Il a à charge de générer, grâce à ce savoir, une simulation perceptive de ce que signifie pour une personne de se sentir aussi étendue et générale que l’air englobant (« As broad and general as the casing air »). Il est clairement possible de passer à côté de ce vers ou, au contraire, de l’entendre pleinement, dans la fictionalité superbe de cette comparaison, où la sensation globale associe la contenance, le recouvrement (casing) à une dilatation si complète qu’elle est assimilable à l’atmosphère dans son ensemble, à rien moins que l’air qui nous entoure sans lui-même être entouré.
[14] M. Proust, RTP, I, p. 321.
[15] Proche du regard de M. de Bréauté, l’œil du marquis de Palancy est également collé contre le verre de son monocle : « Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros œil rond collé contre le verre du monocle, se déplaçait lentement dans l’ombre transparente et paraissait ne pas plus voir le public de l’orchestre qu’un poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs curieux, derrière la cloison vitrée d’un aquarium. Par moments il s’arrêtait, vénérable, soufflant et moussu, et les spectateurs n’auraient pu dire s’il souffrait, dormait, nageait, était en train de pondre ou respirait seulement » (RTP, II, p. 343).
[16] Miguel de Beistegui, Jouissance de Proust. Pour une esthétique de la métaphore, Op. cit., p. 78.
[17] W. Shakespeare, The Oxford Shakespeare. The Complete Works, 2nd ed., 1986, éds. John Jowett, William Montgomery, Gary Taylor, and Stanley Wells, Oxford, Clarendon, 2005.