Portée sémiologique de
l’enseigne et
de son tableau dans la Maison du
chat
qui pelote de Balzac
- Patricia Gouritin
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La portée morale de ce court roman est indéniable, et si Balzac, qui se souvient sans aucun doute de la douloureuse expérience de sa sœur ne porte aucun jugement à l’encontre de son héroïne, ce récit ne manque pas de traits satiriques à l’égard de la famille de boutiquiers qui a élevé la jeune Augustine. Telle est bien l’une des grandes leçons de ce récit : le mariage est voué à l’échec, non parce que la demoiselle est incapable de s’adapter, mais parce qu’elle n’a même pas conscience de ses limites. Les parents Guillaume n’ont habitué leurs filles qu’à entendre « des raisonnements et des calculs tristement mercantiles ». Augustine et son aînée ont été « « élevées pour le commerce », leur esprit critique n’a guère été aiguisé, elles ne savaient l’une et l’autre que la manière de « tenir un ménage, elles connaissaient le prix des choses » et appréciaient particulièrement « les difficultés que l’on éprouve à amasser l’argent » [85]… Ainsi éduquée, Augustine ne pouvait que difficilement s’intégrer à la nouvelle vie que lui proposait son mari artiste. Le roman se clôt par le décès de la jeune femme ; la présentation d’une inscription lapidaire fait écho à l’enseigne qui ouvrait le roman, celle d’une épitaphe, « inscription gravée sur un cippe du cimetière Montmartre » indiquant « que madame de Sommervieux était morte à vingt-sept ans ». C’est à un « poëte, ami de cette timide créature » dont il n’a nullement été question dans le roman – et qui rappelle la silhouette d’Honoré, en frère brisé de chagrin – que l’on doit la leçon du récit :
– Les humbles et modestes fleurs, écloses dans les vallées, meurent peut-être (…) quand elles sont transplantées trop près des cieux, aux régions où se forment les orages, où le soleil est brûlant [86].
Dans un ouvrage plus tardif, bien loin de cette douceur romantique, ce sera Birotteau (en rien poète) qui énoncera cette terrible moralité :
Voilà ce que c’est que d’épouser des artistes [87].
Enseigne, tableau d’enseigne et épitaphe à l’aune de l’emblème tripartite
La
présence de l’épitaphe finale, de
l’étrange tableau d’enseigne et du nom
de la boutique n’est pas sans rappeler la structure de
l’emblème tripartite, emblèmes dans la
lignée des livres d’André Alciat ou des
Hiéroglyphes d’Horapollon.
Balzac était d’ailleurs féru
d’hiéroglyphes puisqu’il les a maintenus
sur la façade de sa boutique et ce, dans les trois
débuts qu’il avait envisagés. Le fait
de réaliser que Balzac nous proposait, à
l’instar des emblèmes, de
« faire résoudre par le texte
l’énigme proposée par le
symbole » [88] (qui serait
ici le tableau
d’enseigne) semble corroborer cette hypothèse.
Devant cette façade, rien ne paraît signifiant en
soi, seule la lecture de la nouvelle voire une retro lecture permet
d’éclairer la compréhension du
récit. Énigmatique, le tableau
d’enseigne du Chat qui pelote évite toute
tautologie et ne prend sens véritablement qu’uni
à l’énoncé ;
l’énoncé étant le texte
lui-même et non une courte épigramme, le sens
apparaît d’autant plus difficilement. L’emblema
triplex se compose de trois
éléments, tripartition que l’on
retrouve dans ce roman. Là où
l’emblème présente un titre bref, nous
placerons l’enseigne-rébus « Au
chat-qui-pelote » qui ferait office de motto,
élément difficile à
déchiffrer qui constitue
l’« âme » de
l’emblème. Le deuxième
élément caractéristique de la
composition de l’emblème est une image qui en
forme le « corps » et a un
rôle mnémotechnique ; telle est bien la
fonction de la peinture présente sur le linteau au-dessus de
la porte d’entrée puisque le narrateur
précise en parlant du chat de ce tableau
« qu’un moment d’attention
suffi[t] à [le] graver dans la
mémoire » [89].
La
troisième composante de l’emblème est
l’épigramme, un texte explicatif qui a pour objet
de permettre d’élucider le sens caché
de l’image et de la devise. Ce texte en vers la plupart du
temps peut parfois être suivi d’une glose en prose.
Ici la nouvelle entière, jusqu’à
l’épitaphe finale, servirait
d’épigramme descriptive de
l’image et d’application morale de cette
description. Dans cette perspective, l’emblème
prend le sens d’une synthèse entre une image
à clef inspirée des hiéroglyphes
égyptiens et un adage moral emprunté aux
philosophes ou aux sages de
l’antiquité. A la manière
d’Alciat, Balzac offre à son lecteur dans les
dernières lignes de son ouvrage un court texte porteur
d’une leçon morale. Par ailleurs,
l’emblème, tout comme ce récit
balzacien, veille à complexifier ce qui est simple,
à solliciter la coopération du lecteur
herméneute. N’est-ce pas là ce que
Balzac réalise dans ce court récit en apparence
sans grande ambition ? Cette banale histoire de mariage entre
personnes issues de deux mondes différents n’a en
elle-même que peu de charmes, tandis
qu’envisagée sous le spectre de
l’enseigne de la boutique à l’incipit,
elle revêt une tonalité particulière,
d’autant plus frappante à la lecture des deux
ébauches d’incipit d’où le
tableau était absent.
Le
lecteur ne peut oublier cette toile grotesque d’autant plus
que le narrateur a insisté sur sa charge
sémiologique ; il se voit dès lors
contraint de mener une lecture éclairée,
minutieuse, une lecture herméneutique et ludique. Placere,
docere, movere [90], ces trois fondements de la
rhétorique affleurent dans ce court récit
où le lecteur qui prend plaisir à faire
« résoudre » la
signification du tableau par le récit, s’instruit
à l’excipit et ne peut qu’être
touché par une telle fin. L’enseigne du
Chat-qui-pelote n’est donc pas directement annonciatrice de
la suite du récit, elle est l’une de ses parties
et ne peut en être dissociée sans perte de sens.
Balzac obtient ici un brouillage ironique et non un effet
d’annonce.
Le
tableau d’enseigne de cette boutique revêt tant de
faisceaux de suppositions que l’on serait tenté de
se demander s’il ne s’agit pas d’une
blague de potache digne de la bande à Romieu, jeunes
trublions déplaçant la nuit les enseignes
parisiennes d’un commerce à l’autre,
à l’instar des Chevaliers de la
Désœuvrance dont Balzac nous dresse une rapide
esquisse dans La Rabouilleuse. Ces
expéditions nocturnes dans les rues d’Issoudun
participent au même titre que cette enseigne à
l’univers
« pittoresque » de Balzac, lui
qui ne se cache pas de connaître la
« manière d’employer les mots
qui vous donnent des effets pittoresques dans le
discours » [91], confesse une
véritable
tendresse pour les fissures et lézardes grotesques du Paris
qui disparaît. Certes, grâce à la
description de ce tableau d’enseigne, le romancier qui
souhaitait laisser un témoignage de
l’environnement pittoresque auquel participe la boutique du
Chat-qui-pelote dont sans nul doute « aucun
modèle ne se verra bientôt plus à
Paris » [92], offre une survivance typographique
aux
vieilles enseignes du négoce.
Mais
cet incipit descriptif ne se limite pas à la simple
représentation du réel, ce tableau
d’enseigne apporte tout son sens au récit qui va
suivre et dépose dès l’orée
du roman une énigme. Dans ce passage ekphrastique,
l’auteur, fervent épistémophile, semble
jouer des possibilités sémiologiques des figures
représentées, cela explique sans doute la
multitude de travaux réalisés sur cette bien
énigmatique enseigne pourtant inexistante dans les
premières heures de Gloire et Malheur.
Notre propos n’était pas de
« résoudre »
l’énigme de ce tableau d’enseigne mais
d’apporter dans le sillon des travaux
déjà existant de nouveaux axes de lecture
à cette ekphrasis balzacienne.
[85]
Balzac, La Maison du Chat qui pelote, p. 28.
[86]
Ibid., p. 86.
[87]
Balzac, César Birotteau, p.163.
[88]
Ch. Bouzy, « L’emblème au
siècle d’or ou la métaphore
oubliée au carrefour des codes iconique et
rhétorique», Peinture et
écriture, vol 1, Paris, La Différence
& Unesco, 1996, p. 53.
[89]
Balzac, Le Chef d’œuvre inconnu,
p. 25.
[90]
Ch. Bouzy rappelle les différents principes
employés par l’emblème qui passe du delectare
« à savoir le plaisir qu’aura
le lecteur-spectateur d’abord à voir
l’image, puis à faire résoudre par le
texte l’énigme proposée par le symbole
ou la métaphore de l’image, fortement
chargée d’indices
mnémotechnique » pour arriver au docere car
« l’emblème doit instruire et
édifier l’honnête
homme » pour
« débouche[r] finalement sur le principe
du movere : émouvoir pour
mouvoir à l’action vertueuse. »
(dans « L’emblème au
siècle d’or ou la métaphore
oubliée au carrefour des codes iconique et
rhétorique», Peinture et
écriture, vol 1, Op. cit.,
p. 53).
[91]
Balzac, Pathologie de la vie sociale, Des mots
à la mode, p. 564.
[92]
Balzac, La Maison du Chat qui pelote, p. 14.