Portée sémiologique de
l’enseigne et
de son tableau dans la Maison du
chat
qui pelote de Balzac
- Patricia Gouritin
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Au nombre des éléments orientant cette étude dans le sens d’un blason de l’ancien négoce, notons dans un premier temps que les enseignes n’avaient pas le monopole du rébus : à l’époque médiévale, il se voyait déjà des armoiries « parlantes » comme les qualifie Michel Pastoureau, « armoiries dans lesquelles le nom de certains éléments – le plus souvent le nom de la figure principale – form[ait] un jeu de mots ou établi[ssait] une relation de sonorité avec le nom du possesseur de l’armoirie » [59]. Dans Les Odeurs de Paris, Louis Veuillot rapproche « les blasons sculptés sur les portes cochères » du faubourg Saint-Germain des « antiques enseignes des simples droguistes, épiciers, drapiers et autres vilains de l’ancienne rue des Lombards » [60]. Les enseignes ne sont-elles pas après tout une forme d’armoiries du commerce ? En dépit de certaines idées reçues, le droit aux armoiries ne fut jamais limité à la seule noblesse, tel est ce que M. Pastoureau affirme en déclarant qu’« à aucun moment, dans aucun pays, le port d’armoiries n’a été l’apanage d’une classe sociale » [61] :
Chaque individu, chaque famille, chaque groupe ou collectivité a toujours et partout été libre d’adopter les armoiries de son choix et d’en faire l’usage privé qu’il lui plaisait, à la seule condition de ne pas usurper celles d’autrui. Tel est le droit aux armoiries figurés dès le XIIIe siècle, tel il restera jusqu’à l’époque moderne [62].
La
proportion d’armoiries parlantes va grandissant
« à la fin du Moyen Age lorsque beaucoup
de roturiers et de communautés se dote
d’armoiries » [63] ;
prises au
sérieux à l’époque
médiévale ces armoiries
« parlantes » font preuve
d’un tel mauvais goût qu’elles sont
progressivement déconsidérées. Voici
l’exemple d’un Polonais d’origine
nommé François Schutz qui s’est vu
« octroyer en 1813 des armes parlantes ainsi
blasonnées : d’or au chevron de gueules
chargé du signe des chevaliers légionnaires,
accompagné en chef de deux étoiles
d’azur et en pointe d’une figure d’homme
de sable debout et tenant l’index de sa main droite sur la
bouche ! » [64].
Après lecture
d’un tel jeu de mots, il ne semble guère audacieux
de vouloir rapprocher le tableau d’enseigne du
Chat-qui-pelote d’un blason.
Dans
une perspective historique, selon Michel Pastoureau, les armoiries
eurent pour origine les « figures
géométriques, animales ou
florales » que prirent
« l’habitude de faire peindre sur la
grande surface plane de leurs boucliers »
des combattants occidentaux « à partir
des années 1080-1120 » [65].
Ces derniers,
« rendus à peu près
méconnaissables par le capuchon du haubert (…) et
par le nasal du casque » usèrent de ces
figures comme « de signes de reconnaissance au
cœur de la mêlée » [66].
Telle est bien la fonction principale d’une enseigne
commerciale : faire sortir son établissement de la
mêlée des boutiques qui, après
l’Empire, se multiplient dans les rues de Paris. A
l’instar du fonctionnement des armoiries, le tableau
d’enseigne ne changera pas lorsque les époux Lebas
prendront la suite des Guillaume ; seuls les panneaux
latéraux seront modifiés. D’ailleurs,
les armoiries ne figuraient pas essentiellement sur des écus
mais prenaient aussi place sur des bannières, des housses de
chevaux, des vêtements d’armes, des sceaux, des
monnaies… ou sur « de nombreux objets
d’art ou de la vie quotidienne » [67]
à laquelle appartient l’enseigne du marchand
drapier. Il est loin d’être incongru d’y
voir une forme de blason du négoce, d’autant plus
que la « large poutre mignardement
sculptée » où se trouve
l’« antique tableau
représentant un chat qui pelotait » [68]
rappelle certaines plaques de cheminées
blasonnées.
En
outre, Balzac lui-même, roturier et peu soucieux
d’exactitude en matière
d’héraldique, n’avait pas
hésité à faire installer le blason des
Balzac d’Entraigues sur la calèche qui devait le
mener en voyage à Vienne. Un tel
procédé lui valut force quolibets comme le
rapporte Stefan Zweig qui évoque quelques
« railleries décochées dans
les journaux à l’occasion de ce vaniteux
anoblissement par des confrères
malveillants » [69]. A ces
moqueries, Balzac,
imperturbable, répliqua que « son
père avait déjà établi
cette origine aristocratique dans des documents
officiels ». Pourtant, cette filiation nobiliaire
s’avère peu probable : les Balzac
étant issus d’une lignée de paysans
répondant au patronyme de Balssa.
Couleurs et figures de ces armoiries bourgeoises
En esquissant à main levée la façade de la maison du Chat-qui-pelote, les couleurs de la robe du chat et de l’habit brodé du gentilhomme viennent à manquer, les seules couleurs précisées sont celles des panneaux latéraux où sont inscrites en lettres d’« or » « sur un champ d’azur » diverses indications évoquées ci-dessus. Par "azur" et "or", il faut évidemment entendre "bleu" et "jaune". Balzac suit ici (volontairement ou non) les règles élémentaires de l’héraldique [70] en n’associant pas deux couleurs interdites :
Le blason répartit les six couleurs en deux groupes : dans le premier, il place le blanc et le jaune ; dans le second, le rouge, le bleu et le vert. La règle fondamentale interdit de juxtaposer ou de superposer deux couleurs qui appartiennent au même groupe [71].
Le
romancier reprend en outre les préférences
chromatiques héraldiques en vigueur sous
l’Empire : tandis que
l’héraldique classique
préférait l’association argent/gueules,
une modification a lieu sur les armoiries impériales pour
qui « l’or est plus honorifique que
l’argent ; l’azur, que les
gueules » [72].
Les
deux figures principales incrustées sur ce blason du
négoce, un chat et un étrange gentilhomme en
habit brodé, paraissent fort étranges. Le chat
appartenait aux animaux à connotations négatives
au même titre que singe, bouc, renard ou chouette et de ce
fait, il était peu représenté sur les
blasons [73].
Cependant, à l’époque
moderne (du XVIe s. à l’Empire),
« le bestiaire s’enrichit dans des
proportions considérables » [74] :
à la trentaine d’espèces
d’animaux du bestiaire médiéval,
viennent se greffer diverses espèces d’animaux
(des tortues ornent l’écu d’un marchand
lyonnais et des limaçons d’or celui de Le Notre,
architecte des jardins de Versailles). Pourquoi dès lors ne
pas représenter un chat sur les armoiries d’un
marchand drapier ? Peu importe si le chat avait vers la fin du
Moyen Age la réputation de pouvoir
« jeter des sorts (notamment dans le domaine de
l’amour) et d’attirer le malheur
sur une personne ou une maison » [75] (remarquons
la coïncidence avec le titre initial du
roman) !
[59]
M. Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Age
occidental, Paris, Seuil, 2004, p. 229.
[60]
L. Veuillot, Les Odeurs de Paris, Paris,
Palmé, 1867, pp. 108-109.
[61]
M. Pastoureau, Op. cit., p. 224.
[62]
Ibid.
[63]
Ibid.
[64]
M. Pastoureau, Traité
d’héraldique, p. 80. Nous soulignons.
[65]
M. Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Age
occidental, p. 214.
[66]
Ibid., p. 214-215.
[67]
M. Pastoureau, Traité
d’héraldique, p. 97.
[68]
Balzac, La Maison du Chat-qui-pelote, Op.
cit., p. 15.
[69]
S. Zweig, Balzac, le roman de sa vie, Paris,
Albin Michel, 1994, p. 9.
[70]
Voir M. Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Age
occidental, p. 225.
[71]
Ibid.
[72]
M. Pastoureau, Traité
d’héraldique, p. 79.
[73]
Certaines familles « dont le nom se
prêterait facilement à l’emploi
d’une figure héraldique "parlante" refusent
d’introduire celle-ci dans l’écu
lorsqu’il s’agit d’un animal dont la
signification est péjorative » (M.
Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Age occidental, Op. cit.,
pp. 238-239).
[74]
M. Pastoureau, Traité
d’héraldique, Op. cit.,
p. 70.
[75]
M. Pastoureau, Les Animaux célèbres,
Paris, Bonneton, 2001, p. 174. Nous soulignons.