Portée sémiologique de
l’enseigne et
de son tableau dans la Maison du
chat
qui pelote de Balzac
- Patricia Gouritin
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Fig. 8.
É. Toudouze et O. Cortazzo, La Maison du
Chat qui pelote, n. d.
La
figure de l’animal pose en outre elle aussi plus
d’un problème à
résoudre : sa queue
« mouchetée (…)
était découpée de telle sorte
qu’on pouvait la prendre pour un
spectateur » [76]. Puis Balzac
ajoute cette
explication quelque peu étrange :
« tant la queue des chats de nos ancêtres
était grosse, haute et fournie ». Ce
n’est donc pas tant la nature ou la taille de la queue des
chats qui semble avoir évolué mais davantage la
représentation qui en fut faite au fil des
siècles. Et effectivement, il suffit de regarder la
représentation d’un lion sur un blason
médiéval pour constater un dessin grossier,
presque caricatural de ces figures qui sont avant tout faites pour
être vues et lues de loin. Michel Pastoureau souligne cet
aspect particulier de la figure héraldique où
tout ce qui participe à l’identification
« est souligné ou
exagéré » [77] notamment les
« lignes de contour des figures
géométriques »
s’attachant à « [la]
tête, [les] pattes ou [la] queue des
animaux ». En envisageant ce chat sur
l’enseigne comme une figure héraldique quelque peu
grossière, l’on comprend mieux les propos du
narrateur selon qui : « un moment
d’attention » [78] suffirait
pour
« graver dans la
mémoire » ce chat. Le
caractère grotesque de la queue disproportionnée
et des accessoires énormes (raquette et balle)
représentés sur le tableau d’enseigne
trouve ici une explication liée au besoin pour ces figures
d’êtres déchiffrées de loin.
Ce chat est bien un chat, rien qu’un chat et non un lion
comme nous en avions émis l’hypothèse
plus haut : Guillaume s’il peut évoquer
le courage par son ardeur au travail, est loin
d’être l’incarnation de la
« générosité »,
l’un des trois attributs du lion dans le bestiaire
médiéval.
Ce
tableau d’enseigne peut dès lors être
envisagé comme un bouclier que le père Guillaume
agiterait sous le nez du jeune observateur, l’informant des
dangers d’une alliance avec cette famille de boutiquiers sans
qu’il ne le comprenne. Dans l’héraldique
et d’après Alphonse O’Kelly de Galway
dans son Dictionnaire archéologique et explicatif
de la science du blason au début du XXe
siècle, le chat « vigilant, adroit,
léger, souple et nerveux » [79]
signale des
« guerriers qui défendent si bien les
places où ils commandent qu’il est impossible de
les réduire sans courir de grands
dangers » et il nous semble que c’est bien
là ce que fait le chat-chevalier Guillaume en
s’exposant de manière défensive devant
ce gentilhomme en habit de soirée sur le perron de son
négoce.
L’illustration
réalisée pour l’édition
Ollendorff (fig. 8)
– proche du texte original –
présente d’ailleurs le vieux drapier dans la
position d’un Cerbère gardant les portes de son
antique négoce, debout sur le perron de sa boutique, la
tête et le regard fixes. Ses mains nouées sur le
ventre ne se reposent pas sur l’embrasure de la porte ou le
mur de l’entrée, ses jambes sont
légèrement écartées comme
s’il allait devoir maintenir la pose. En revanche, de
l’autre côté de la rue,
Théodore adopte une attitude plus désinvolte,
debout lui aussi, ses jambes sont croisées, tandis que son
corps repose contre un mur… Le jeune artiste ne prend pas
conscience de la frontière qui le sépare de la
famille de drapiers ni même du "malheur" dans lequel il va se
plonger en quête de
« gloire ».
Le Chat-qui-pelote, de l’enseigne proleptique à l’emblème tripartite
Une enseigne proleptique ?
Plus
qu’une simple enseigne vivante, qu’une
enseigne-rébus, qu’un écu, ce tableau
d’enseigne doit être envisagé dans la
perspective plus large de l’économie
générale du récit. La fin tragique de
cette alliance improbable entre un artiste et une petite bourgeoise
transparaît dès l’incipit de
manière détournée par le biais du
grotesque et antique tableau d’enseigne. Si le jeune amoureux
transi avait cherché les conséquences de ce
mépris de l’art annoncé en devanture,
frappé d’un éclair de
lucidité, il aurait sans doute pris conscience des
difficultés auxquelles allait être
confronté son couple. Mais pourquoi ne pas montrer plus
directement ce que sous-entend cette enseigne ?
Balzac
aime jouer avec les sens cachés, le folio 16 des Pensées,
sujets, fragments où il prend note d’un
ouvrage à réaliser en
témoigne : ce projet devait s’intituler Même
histoire et être
« composé de fragments
détachés sans queue ni tête en
apparence » ; en apparence seulement,
puisque le romancier ajuste son propos et ajoute que ces fragments
auront en fait « un sens logique et
secret » [80].
L’énigme est au
centre du processus de création balzacien ; sur ce
point la critique est unanime [81] :
Balzac est un fervent
épistémophile. Et pourtant, à
l’issue du récit, le lecteur ne peut que constater
une structure herméneutique
déceptive où
l’énigme initiale n’est pas directement
explicitée, pas à proprement parler
résolue. L’excipit éclaircit un peu le
sens du roman ; il offre au lecteur quelques clefs
d’interprétation mais le mot de la fin manque
véritablement, le parcours du sens est achevé et
pourtant demeure une impression d’in-fini. Et il nous semble
de ce fait que ce n’est pas tant d’annonce dont il
est question ici que d’amorce, au sens où Genette
l’entend lorsqu’il distingue ces deux
procédés d’anticipation. La description
de la façade du Chat-qui-pelote renvoie davantage
à une forme d’amorce narrative, "amorces" que
Genette distingue clairement des "annonces" en raison du fait que
là où ces dernières sont explicites,
les premières sont posées comme de
« simples pierres d’attente sans
anticipation, même allusive, qui ne trouveront leur
signification que plus tard » et dont
« la valeur de germe ne sera reconnue que plus tard,
et de façon rétrospective » [82]
par le lecteur herméneute.
Le Chat-qui-pelote, du drame familial à l’apologue
Balzac puise parfois son inspiration dans sa vie personnelle et les femmes qui ont le plus compté à ses yeux trouvent tout naturellement place dans son univers de fiction. Les silhouettes de la duchesse d’Abrantès, Zulma Carraud, George Sand, Eve Hanska… apparaissent en filigrane dans son œuvre ; ici c’est le spectre de sa sœur cadette Laurence qui semble hanter le roman. Dans l’édition Garnier Frères de 1963, Pierre-Georges Castex voit dans La Maison du chat-qui-pelote le récit d’un drame familial mis en scène ; effectivement « il est permis de relever une analogie frappante entre les destins d’Augustine Guillaume et de Laurence Balzac » puisque « toutes deux ont été mariées avec un homme de noble naissance qui les a rendues malheureuses » et qu’en outre, « Laurence, comme Augustine, est morte jeune, misérablement » [83]. A l’instar d’Augustine Guillaume, la cadette des sœurs Balzac, Laurence, avait épousé un jeune noble, Armand-Désiré Michaut de Saint-Pierre de Montzaigle ; cette union qui enchanta les Balzac dans un premier temps se révéla un véritable cauchemar, le gendre ayant oublié de mentionner la présence de dettes importantes. La jeune femme mourut après quatre années de mariage dans la plus grande solitude ; à la même époque, Balzac était tout à sa nouvelle liaison avec la duchesse d’Abrantès. L’indication finale du récit « Maffliers, octobre 1829 » renvoie d’ailleurs à un séjour du romancier chez les Talleyrand-Périgord en compagnie de la duchesse. Dans l’édition de La Pléiade de 1976, Anne-Marie Meininger reprend la thèse du drame familial de P.-G. Castex et voit dans La Maison du chat qui pelote, un roman expiatoire ; selon elle, « une sensibilité hors du commun ne permettait pas à Balzac de vivre avec des drames "ensevelis". Il devait s’en délivrer. Et, avec l’histoire qui forme la trame de Gloire et Malheur, il se délivre de l’histoire de Laurence » [84]. Elle va jusqu’à établir l’hypothèse selon laquelle La Maison du Chat-qui-pelote n’aurait jamais vu le jour sans ce drame familial.
[76]
Balzac, La Maison du Chat-qui-pelote, Op.
cit., p. 16.
[77]
M. Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Age
occidental, Op. cit., p. 227.
[78]
Balzac, La Maison du Chat-qui-pelote, Op.
cit., p. 17.
[79]
A. O’Kelly de Galway, Dictionnaire
archéologique et explicatif de la science du blason :
origine
des emblèmes et des symboles héraldiques,
Bergerac, J. Castanet, 1901, p. 122.
[80]
Balzac, Pensées, sujets, fragments, p.
670.
[81]
B. Lyon-Caen y voit « un moteur
déterminant du roman balzacien » (dans Balzac
et la comédie des signes. Essai dur une expérience,
Paris, Presses Universitaires de Vincennes, « La
philosophie
hors de soi », 2006, p. 23) tout comme Ch.
Massol-Bedoin qui
souligne là « une caractéristique
essentielle de la
poétique de l’énigme chez
Balzac. »
(dans « Le Mot de
l’énigme », Balzac, une
poétique du roman,
Montréal/Paris, XYZ/PUV, 1996, p. 190) ; A.-M.
Baron
signale que « tout un imaginaire scriptural affleure
chez
lui à tout propos, lié à
l’idée
d’une énigme à
décrypter » (Op. cit.,
p. 93).
[82]
G. Genette, Figures III, « Discours du
récit » , Paris, Seuil, 1972,
pp. 112 et 113.
[83]
Balzac, La Maison du Chat qui pelote,
éd. P.-G. Castex, Introduction, p. 11.
[84]
A.-M. Meininger, Introduction à La Maison du
Chat-qui-pelote, Op. cit., p. 38.