Portée sémiologique de
l’enseigne et
de son tableau dans la Maison du
chat
qui pelote de Balzac
- Patricia Gouritin
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Fig. 7. Lion rampant, étendard royal d’Écosse, XIIe s.
L’enseigne du Chat-qui-pelote : du tableau d’enseigne aux armoiries bourgeoises
Un énigmatique et grotesque tableau d’enseigne
Un
sourire vient se poser sur les lèvres du jeune observateur,
cela n’est guère le fait de cette
enseigne-rébus ni même un sourire de
béatitude lié à l’espoir de
voir apparaître la jeune demoiselle à
l’une des fenêtres de la boutique qu’il
contemple. Ce sourire est davantage lié à la
tonalité grotesque que revêt le tableau
d’enseigne puisque le narrateur précise bien que
c’est « cette toile [qui] causait la
gaieté du jeune homme » [44].
Alors
qu’il contemple le tableau installé en frontispice
du Chat-qui-pelote, l’artiste souligne diverses
incongruités : l’animal tient
« dans une de ses pattes de devant une
raquette », qui s’avère
être « aussi grande que
lui », et se tient debout « sur
ses pattes de derrière », la queue du
chat est elle aussi d’une excessive grandeur…
ainsi que cette « énorme
balle » que lui renvoie « un
gentilhomme »… Tout paraît
ridicule dans un premier temps et le jeune artiste semble se moquer de
la piètre qualité de cette enseigne ; et
l’auteur de préciser : « il
faut dire que le plus spirituel des peintres modernes
n’inventerait pas de charge si comique »
[45].
Les
tableaux d’enseignes ont des origines profondément
variées et peuvent aussi bien être
« le coup d’essai d’un jeune
peintre » [46] que le fruit
de
« quelque apprenti peintre en
bâtiment » [47], comme chez
le ferrailleur
Rémonencq dans Le Cousin Pons. De
plus, c’est une profession particulièrement
méprisée que celle de peintre
d’enseignes et une insulte bien forte voire
« la plus cruelle injure qu’on [puisse]
adresser à un artiste », selon Fournier,
que de « l’appeler peintre
d’enseigne » [48]. Mais
ce
n’est pas tant de l’artiste que se moque le jeune
homme que du négociant qui a installé un tel
ouvrage en frontispice de sa boutique puisque :
Dessin, couleurs, accessoires, tout était traité de manière à faire croire que l’artiste avait voulu se moquer du marchand et des passants [49].
Le sourire soulignerait donc de manière ironique non simplement les limites artistiques de ce peintre d’enseignes comme l’on serait tenté de le penser dans un premier temps mais le médiocre goût artistique du négociant, incapable de s’apercevoir que les perspectives, règles les plus élémentaires de l’art pictural, sont ici méprisées. La piètre facture du tableau mais aussi la scène qui y est représentée confinent au grotesque, terme employé par l’auteur qui ajoute :
En altérant cette peinture naïve, le temps l’avait rendue encore plus grotesque par quelques incertitudes qui devaient inquiéter de consciencieux flâneurs [50].
L’utilisation
du terme « grotesque » met
l’accent sur la part
d’étrangeté de ce tableau.
S’interrogeant sur les possibles significations de cette
charge grotesque, Muriel Amar voit à travers ce tableau
« un usage détourné et ludique
du drap, alors que Guillaume apporte à ce commerce tout son
sérieux et lui consacre sa
vie » ; elle conclut que « le
drapier s’est donc rendu propriétaire
d’un tableau qui se moque de lui en tournant son
métier en dérision »
d’autant plus que « le marchand
n’entend pas l’ironie du
dessin » [51]. Chez les
Guillaume, incontestablement,
l’art ne fait guère partie des
préoccupations familiales : il suffit de se
souvenir des quiproquos entre le jeune artiste et les Lebas et
Guillaume dans la suite du récit pour lesquels
« les arts et la
pensée » sont et seront toujours
« condamnés (…) au tribunal du
Négoce » [52]. Flaubert
condense
excellemment les pensées des drapiers dans son Dictionnaire
des idées reçues : De
l’art ? « A quoi ça
sert, puisqu’on le remplace par la mécanique qui
fait mieux et plus vite » et, puis de toute
façon « ça mène
à l’hôpital » [53].
Et
Guillaume de résumer le tout :
« Il n’y a que le commerce ! Ceux
qui se demandent quels plaisirs on y trouve sont des
imbéciles » [54].
S’il
avait fait l’effort de chercher les conséquences
de ce mépris de l’art annoncé
dès l’enseigne, le jeune amoureux transi aurait
sans doute pris conscience de l’échec auquel
était voué son mariage.
Tableau d’enseigne : armoiries d’une corporation boutiquière ?
De
l’ébauche manuscrite à
l’édition Furne, Balzac fait allusion à
la présence d’hiéroglyphes sur la
façade du Chat-qui-pelote, sans doute pour insister sur le
caractère de vestige culturel et commercial de cette
boutique mais aussi sur la valeur sémiologique de cette
dernière. Quelques zones d’ombres demeurent quant
à la nature de ce tableau d’enseigne :
est restée en suspend notamment la question de savoir
pourquoi Balzac avait délaissé les pelotes de
laine (présentes sur l’enseigne des rues
Saint-Denis, des Deux-Ecus et Vauvilliers) au profit de la
représentation d’une balle et d’une
raquette de jeu de paume. Cette modification, si elle
n’empêche pas l’entendement de
l’enseigne-rébus, ébranle quelque peu
les certitudes du lecteur qui s’attendrait davantage
à voir des pelotes de laine et ne peut que se sentir
intrigué par ce tableau d’enseigne hors du commun.
Muriel
Amar trouve dans la vie de l’auteur un argument permettant
d’expliquer cette allusion au jeu de paume :
après avoir rappelé qu’il fut
« élevé au contact
d’une famille de drapiers » [55],
elle en
déduit que « Balzac savait sans doute que
les balles servant à la paume étaient faites en
drap ». Il se peut effectivement que
l’oncle Sallambier à l’enseigne de la
Toison d’or lui ait appris que les balles de paume
étaient composées de vieux draps. Muriel Amar
ajoute qu’ainsi l’enseigne du chat-qui-pelote
« devient (…) véritablement
porteuse d’un pan de la draperie » [56].
Pourquoi, dès lors, ne pas voir dans ce tableau une forme
d’écu représentant les armoiries du
marchand drapier de la rue Saint-Denis ?
D’autant plus que ce chat sur l’enseigne nous fait
songer aux chats effarouchés que l’on voyait sur
certaines armoiries impériales dans la même
attitude que les lions rampants (dressés sur leurs pattes
arrière), dont le plus célèbre orne
l’étendard royal d’Écosse
(fig.
7).
Certes, il y a loin du petit félin au roi des
animaux (la maison de draperies des Guillaume est toutefois
implantée « au milieu de la rue
Saint-Denis, presque au coin de la rue du Petit-Lion »
[57])
mais, dans son Traité
d’héraldique, Michel Pastoureau nous
informe qu’à l’époque moderne
et plus précisément durant la période
romantique les dessins héraldiques deviennent
mièvres et qu’en certaines occasions
« les lions ont l’air de chiens savants,
les aigles de poulets et les bars de vers de terre »
[58].
Ce chat pourrait-il être un lion dont le trait serait
mal assuré ?
[44]
Balzac, La Maison du chat qui pelote, Op.
cit., p. 15.
[45]
Ibid., p. 16.
[46]
É. Fournier, Op. cit., p. 408.
[47]
Balzac, Le Cousin Pons, p. 130.
[48]
É. Fournier, Op. cit., p. 398.
[49]
Balzac, La Maison du Chat-qui-pelote, p. 23-24.
[50]
Ibid. , p. 16. Nous soulignons.
[51]
M. Amar, « « La Maison du chat-qui-pelote
» : Essai de déchiffrage d’une
enseigne », L’Année
balzacienne, 1993, p. 150.
[52]
Balzac, La Maison du Chat-qui-pelote, pp. 38-39.
[53]
G. Flaubert, Dictionnaire des Idées
Reçues, Paris, Mille et une nuits, 1994, p. 12.
[54]
Balzac, Op. cit., p. 58.
[55]
M. Amar, Art. Cit., L’Année balzacienne,
1993, p. 144.
[56]
Ibid., p. 145.
[57]
Balzac, La Maison du Chat-qui-pelote, p. 14. Nous
soulignons.
[58]
M. Pastoureau, Traité
d’héraldique, Paris, Grands manuels
Picard, 2003 [1ère éd. 1993], p. 197.