Portée sémiologique de
l’enseigne et
de son tableau dans la Maison du
chat
qui pelote de Balzac
- Patricia Gouritin
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Texte
descriptif témoignant de la maîtrise du romancier
à faire surgir le réel,
élément pittoresque participant à une
poétique du quotidien propre au roman réaliste
balzacien…, l’enseigne du Chat-qui-pelote, simple ekphrasis,
s’inscrit dans le récit tout entier et non
seulement en exergue comme sa position pourrait l’indiquer.
Les critiques contemporains sont nombreux à
s’être intéressés
à ce court roman : Pierre-Georges Castex,
Anne-Marie Meininger, Muriel Amar, Max Andréoli, Alex
Lascar, entre autres, ont cherché à
éclairer la lecture de cet ouvrage en
s’arrêtant de manière significative sur
son incipit. A l’instar de Max Andréoli qui voit
dans la maison de draperies le personnage principal de ce
récit et non la jeune Augustine [1], il nous semble
que la
maison du Chat-qui-pelote surplombe ses habitants. Ainsi
envisagée l’histoire d’Augustine devient
prétexte, la fabuleuse maison tient le haut du
roman, il n’en était pourtant rien dans la
première ébauche.
Image
dans le récit, ce tableau d’enseigne
représentant un chat qui joue à la paume avec un
gentilhomme en habits brodés n’apparaît
que dans la dernière version de La Maison du
Chat-qui-pelote. Et, si l’auteur semble expliciter
le sens de ce tableau d’enseigne en l’accrochant au
musée des tableaux vivants médiévaux,
nous verrons que celui-ci, placé sur le fronton de cette
boutique « qui pose plus d’un
problème à
résoudre » [2], doit
être
envisagé au-delà du simple
« effet de réel »
barthésien ou de sa fonction testimoniale. L’image
ne vient illustrer aucune scène du récit, elle
accompagne celui-ci, l’explicite, l’annonce et
s’inscrit ainsi dans l’économie
générale du roman. D’après
Roland Barthes, « le sens n’est pas "au
bout" du récit, il le traverse » [3],
il
s’agira de souligner que cela est plus que jamais le cas ici.
Du lisible au visible : représentation verbale de l’enseigne du Chat-qui-pelote
Surgissement du tableau d’enseigne dans la dernière version du récit
Deux articles d’Alex Lascar, parus dans L’Année Balzacienne, présentent une étude méthodique des trois débuts cancellés déchiffrés par Anne-Marie Meininger au dos du manuscrit de Gloire et Malheur, qui deviendra La Maison du Chat-qui-pelote en juin 1842. La première ébauche qui, ainsi que l’indique Alex Lascar, nous permet « d’avoir sous les yeux le premier germe d’une pensée qui va s’épanouir, s’enrichir, s’organiser dans les mois suivants » [4], ne fait aucune allusion à une illustration d’enseigne, ce n’est que lors de la deuxième ébauche qu’apparaît celle-ci dont voici la retranscription :
Au milieu de la large poutre
était accroché un antique tableau
représentant un chat qui pelotait. A droite du tableau et
sur le champ d’azur vieilli qui déguisait impar
Avant d’étudier les relations de cette deuxième ébauche avec l’édition définitive, il paraît nécessaire de présenter le passage définitif :
Une formidable pièce de bois, horizontalement appuyée sur quatre piliers qui paraissaient courbés par le poids de cette maison décrépite, avait été rechampie d’autant de couches de diverses peintures que la joue d’une vieille duchesse en a reçu de rouge. Au milieu de cette large poutre mignardement sculptée se trouvait un antique tableau représentant un chat qui pelotait. Cette toile causait la gaieté du jeune homme. Mais il faut dire que le plus spirituel des peintres modernes n’inventerait pas de charge si comique. L’animal tenait dans une de ses pattes de devant une raquette aussi grande que lui, et se dressait sur ses pattes de derrière pour mirer une énorme balle que lui renvoyait un gentilhomme en habit brodé. Dessin, couleurs, accessoires, tout était traité de manière à faire croire que l’artiste avait voulu se moquer du marchand et des passants. En altérant cette peinture naïve, le temps l’avait rendue encore plus grotesque par quelques incertitudes qui devaient inquiéter de consciencieux flâneurs. Ainsi la queue mouchetée du chat était découpée de telle sorte qu’on pouvait la prendre pour un spectateur, tant la queue des chats de nos ancêtres était grosse, haute et fournie. A droite du tableau, sur un champ d’azur qui déguisait imparfaitement la pourriture du bois, les passants lisaient GUILLAUME ; et à gauche, SUCCESSEUR DU SIEUR CHEVREL. Le soleil et la pluie avaient rongé la plus grande partie de l’or moulu parcimonieusement appliqué sur les lettres de cette inscription, dans laquelle les U remplaçaient les V et réciproquement, selon les lois de notre ancienne orthographe [6].
La version précédente mettait
l’accent sur les panneaux indiquant le nom du
prédécesseur, la raison sociale et le nom du
commerçant (à gauche, au centre puis à
droite), ce n’est que dans la version finale
qu’apparaît ce mystérieux tableau
d’enseigne, ekphrasis où
rien ne fait défaut – ou presque : un
chat à queue disproportionnée, un gentilhomme en
habits brodés, une balle énorme, une raquette
tout aussi démesurée… Seules quelques
rares informations manquent pour réaliser une gravure du
tableau d’enseigne : faute d’indication
spécifique, nous ne savons s’il faut positionner
le chat à droite ou à gauche du tableau, ni
même quelle est la couleur de la robe de ce dernier ou des
habits du gentilhomme.
En
plus de cet ajout par Balzac d’un tableau
d’enseigne à l’incipit, le romancier
effectue aussi une modification quant à la nature de la
focalisation du passage. Tandis qu’un narrateur omniscient
présentait l’enseigne dans la seconde
ébauche, il emploie dans le texte définitif un
individu faisant office de porte-regard : l’enseigne
et son tableau sont présentés par
l’intermédiaire du regard d’un jeune
homme, Théodore de Sommervieux, personnage qui devient ainsi
embrayeur de description et ce, avant que nous n’apprenions
son identité ou même s’il sera
amené à jouer un rôle dans la suite du
récit. Dans ses travaux sur Balzac et le cinéma,
Anne-Marie Baron souligne ce point important de la technique
d’écriture balzacienne : le romancier
prend « soin de placer un peu partout des
observateurs, destinés à servir de relais entre
le regard du narrateur et le nôtre » [7].
Ce « jeune homme soigneusement enveloppé
dans son manteau » [8] sous
l’auvent de la boutique d’en face que nous
présente Balzac devient un outil descriptif et offre
à l’auteur une éventuelle excuse quant
à la longueur du passage à suivre : de
la sorte ce n’est pas le romancier qui se perd en
tergiversations sur cette enseigne et son tableau mais le jeune inconnu
qui examine cette boutique « avec un enthousiasme
d’archéologue ». Balzac a pour
habitude de motiver (de cette manière ou par la
présence de divers commentaires justificatifs) la plupart de
ces passages descriptifs. Anne-Marie Baron voit dans de tels
« personnages-truchements » la
volonté de l’auteur
d’« orient[er] notre vision et [de]
dirig[er] notre attention sur les points qui vont
s’avérer importants pour l’intrigue
» [9].
[1]
« Le sujet, ce n’est pas la fille
d’un drapier qui est amoureuse, c’est la maison, la
rue d’un drapier, dans laquelle il se trouve, entre autres
choses et entre autres êtres, une jeune fille
amoureuse » (M. Andreoli, « Une
nouvelle de BALZAC : "La maison du
chat-qui-pelote" », L’Année
balzacienne, 1972, p. 77).
[2]
Balzac, La Maison du Chat-qui-pelote, Paris,
Librairie Générale Française, 1999,
éd. Patrick Berthier, p. 14 (sauf précision,
c’est à cette édition que renverra la
plupart des citations de cet ouvrage).
[3]
R. Barthes, L’Aventure sémiologique,
« L’Analyse structurale des
récits », Paris, Seuil, 1985, p. 174.
[4]
A. Lascar, « La première
ébauche de La Maison du Chat-qui-pelote »,
L’Année balzacienne, 1988,
p. 103.
[5]
A.-M. Meininger, Notes de La Maison du Chat-qui-pelote,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1976, p. 1182.
[6]
Balzac, La Maison du Chat-qui-pelote, pp. 15-16.
[7]
A.-M. Baron, Balzac cinéaste, Paris,
Klincksieck, 1990, p. 13.
[8]
Balzac, La Maison du chat qui pelote, p. 14.
[9]
A.-M. Baron, Op. cit., p. 13.