L’animation des portraits
dans Harry Potter :
théorie et étude de cas
- Caroline de Launay
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Au contraire, l’automatisme du portrait de Madame Black est plus affirmé, dans la mesure où la réaction est restreinte. Tout d’abord, les phrases toutes faites sont l’apanage du personnage [56] : « …VOUS SOUILLEZ LA MAISON DE MES ANCÊTRES… » [57] ; «…honteuses salissures dans la maison de mes ancêtres » [58]. Le personnage est cantonné à un certain type d’expression, ce qui transcrit une conception particulière de l’hors-cadré : le son entendu est systématiquement perçu comme une agression sur le lieu où se trouve le portrait, à savoir la maison de la famille Black. Du coup, l’encadré est également conçu comme limité en termes de signification : la représentation, quoiqu’animée, s’apparente davantage à un portrait inanimé, à l’expression faciale figée. Ensuite, le portrait ne peut être placé ailleurs parce que ce lieu est sa seule raison d’être : il est fait pour réagir violemment à tout bruit jugé perturbant et ne respectant pas la dignité des lieux. Réciproquement, son rôle – sa fonctionnalité – justifie son automatisme : parce qu’il est immuable, il n’est adaptable à aucune autre situation et ne peut avoir aucun autre type de réaction. De ce fait, il s’instaure une relation d’influence mutuelle entre l’hors-cadré et l’encadré qui démontre l’impact du portrait sur l’espace où il est situé : les protagonistes doivent être les plus silencieux possible à proximité du portrait pour ne pas le « réveiller » [59]. Comme le portrait de la grosse dame, celui de Madame Black s’impose dans l’hors-cadré.
Par ailleurs, l’agencement particulier du contenant affecte le spectateur : « les rideaux mangés aux mites devant lesquels Harry était passé un peu plus tôt s’écartèrent brusquement mais ce n’était pas une porte qu’ils masquaient. Pendant une fraction de seconde, Harry crut voir une fenêtre derrière laquelle une vieille femme coiffée d’un chapeau noir hurlait de toutes ses forces comme si on l’avait torturée – puis il s’aperçut qu’il s’agissait d’un simple portrait grandeur nature » [60]. Les rideaux semblent masquer une porte parce que le tableau est situé dans le hall d’entrée ; la confusion avec la fenêtre, si éphémère soit-elle, démontre combien le portrait animé résiste à la fonction d’objet ornemental : il devient un élément architectural. Comme le portrait-porte de la grosse dame, le tableau masque la configuration réelle des lieux et influe sur l’appréhension visuelle de l’hors-cadré par le spectateur.
Par là-même, le contenant influence le rapport du spectateur avec le tableau : « [le cadre] définit les conditions appropriées pour la réception visuelle et l’observation de la représentation » [61]. L’agencement du contenant conditionne effectivement l’appréhension du contenu par le spectateur. Que le portrait de Madame Black se caractérise par la voix avant même la vue est révélateur de sa signification en tant que représentation: « la vue dit trop de choses à la fois. L’être ne se voit pas. Peut-être s’écoute-t-il » dit Gaston Bachelard [62]. Le portrait doit être écouté parce que sa signification est ainsi plus précise que s’il était simplement regardé : qui s’attarderait à observer pour le comprendre le portrait « déplaisant » d’une vieille femme « [bavant], ses yeux [roulant] dans leurs orbites, sa peau parcheminée se [tendant] sur son visage tandis qu’elle vociférait » [63] ? Ainsi, les rideaux ne sont pas là tant pour empêcher la réaction vocale du portrait que pour la permettre, afin de mieux en accentuer la signification visuelle. L’ekphrasis insiste, ici, sur la résistance de l’encadré face à la banalisation que lui imposerait l’hors-cadré, par sa persistance à vouloir toujours apparaître de nouveau, surprendre par sa présence et sa signification. L’automatisme, loin d’aller contre l’autonomie du portrait animé, la confirme.
L’encadré hors-cadré : le portrait du Chevalier du Catogan et la problématique des murs
Le Chevalier du Catogan est un personnage théâtral, caricatural, un peu grotesque : « stupéfaits, ils virent le petit chevalier tirer son épée et la brandir férocement en sautillant d’un air rageur. Mais l’épée était trop longue pour lui : un moulinet un peu trop vigoureux lui fit perdre l’équilibre et il tomba face contre terre » [64]. Encore une fois, l’apparente simplicité du portrait ne doit pas nous tromper ; ce personnage est extrêmement révélateur de la dialectique encadré/hors-cadré et de sa complexité. À l’opposé de la description de la grosse dame, celle de ce personnage est la plus longue – l’équivalent de deux pages environ. Le texte explore dans ce portrait un point saillant de l’animation : le personnage se déplace dans plusieurs tableaux, alors qu’il guide Harry, Ron et Hermione dans le château de Poudlard.
La découverte du portrait se fait par étapes, en commençant par le décor, puis l’élément complémentaire, et enfin le sujet principal, le personnage : « ils arrivèrent sur un palier inconnu où il n’y avait rien d’autre qu’un grand tableau représentant une vaste étendue d’herbe » ; « un gros poney gris pommelé venait d’apparaître dans le pré et s’était mis à brouter l’herbe d’un air nonchalant » ; « un instant plus tard, un petit chevalier trapu, vêtu d’une armure, apparut à son tour dans un bruit de ferrailles » [65]. Poser ainsi les éléments semble contraire à l’ordre par lequel l’on devrait procéder à l’ekphrasis d’un tel tableau, c’est-à-dire en partant du personnage. Or, dans le même temps, cela concentre le regard sur un élément en apparence des plus banals, mais d’une importance capitale dans ce portrait : le décor.
Indubitablement, le décor n’est pas un simple fond sur lequel les autres éléments sont mis en relief, mais participe pleinement de l’animation du portrait : « à en juger par les traces d’herbe sur ses genouillères de métal, [le chevalier] venait de tomber de son poney » [66]. L’herbe qui tache l’armure n’est pas celle que le spectateur identifie dans le cadre, ce qui suggère la présence de matière picturale dans l’hors-cadré. S’il était question d’un portrait inanimé, nous pourrions vérifier les propos de L. Marin, selon lequel la présence de la toile est niée, en tant que surface permettant aux éléments du tableau d’être vus, par l’illusion de la profondeur [67]. Dans ce cas précis, la présence de la toile est niée seulement en tant que surface limitée de représentation parce que, justement, la profondeur n’est pas une illusion. En effet, ce n’est pas une quelconque technique qui indique la perspective, c’est la matière picturale elle-même.
[56] « The portrait of Sirius’ mother is not a very 3D personality ; she is not very fully realised. She repeats catchphrases that she had when she was alive » (festival du livre d’Édimbourg, le 15 Août 2004). lire l’interview sur le site Accio Quote.
[57] J. K. Rowling, Harry Potter et l’Ordre du Phénix, Op. cit., p. 216 : « "[…] BESMIRCHING THE HOUSE OF MY FATHERS –" ».
[58] J. K. Rowling, Harry Potter et les Reliques de la Mort, Op. cit., p. 208 : « […] taint of shame on the house of my fathers ».
[59] J. K. Rowling, Harry Potter et l’Ordre du Phénix, Op. cit., p. 79. Dans le texte en anglais, Madame Weasley, la mère de Ron, dit en recommandant la discrétion : « I don’t want anything to wake up ».
[60] Ibid., p. 98 : « The moth-eaten velvet curtains Harry had passed earlier had flown apart, but there was no door behind them. For a split second, Harry thought he was looking through a window, a window behind which an old woman in a black cap was screaming and screaming as though she were being tortured –then he realised it was simply a life-size portrait ».
[61] L. Marin, On representation, Op. cit., p. 356. Citation originale : « [the frame] gives the appropriate definition of the conditions for the visual reception and contemplation of the representation as such » (nous traduisons).
[62] G. Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, Quadrige, 1998, p. 194.
[63] J. K. Rowling, Harry Potter et l’Ordre du Phénix, Op. cit., p. 98 : « […] it was (...) the most unpleasant [portrait] he had ever seen […] » ; « the old woman was drooling, her eyes rolling, the yellowing skin of her face stretched taut as she screamed ».
[64] J. K. Rowling, Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban, Op. cit., p. 108 : « They watched in astonishment as the little knight tugged his sword out of its scabbard and began brandishing it violently, hopping up and down in rage. But the sword was too long for him ; a particularly wild swing made him overbalance, and he landed face down in the grass ».
[65] J. K. Rowling, Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban, Op. cit., p. 107 : « They (…) emerged on an unfamiliar landing, where there was nothing but a large painting of a bare stretch of grass » ; « A fat, dapple-grey pony had just ambled onto the grass and was grazing nonchalantly » ; « A moment later, a short, squat knight in a suit of armour had clanked into the picture ».
[66] Ibid. : « By the look of the grass stains on his metal knees, he had just fallen off ».
[67] L. Marin, On representation, Op. cit., p. 353.