L’animation des portraits
dans Harry Potter :
théorie et étude de cas
- Caroline de Launay
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Dans ces circonstances, le portrait fictif n’est pas considéré comme ayant de cible dans la mesure où personne ne l’observe en tant que tel. Dans le cas d’un tableau réel, le spectateur fait preuve d’une « visée intentionnelle active », selon Maldiney, parce qu’il choisit de regarder le tableau dans le but de voir ce qu’il représente. Dans le cas du tableau fictif de notre texte, le lecteur lit intentionnellement la description mais celle-ci lui est imposée par le narrateur qui choisit quand la faire intervenir dans la narration. On peut donc dire que la visée intentionnelle du lecteur sur le tableau fictif est passive et non active. Dans le cas présent, enfin, la mise en concurrence des réalités est évidente, puisque l’objet représenté se manifeste au même niveau que l’ekphrasis, dans le monde du texte. Nous pouvons simplement formuler l’ekphrasis du tableau au niveau du récit descriptif en : ceci est un portrait et voici qui il représente, ou encore : ce portrait du professeur Dumbledore le représente pleurant.
En revanche, lorsque le protagoniste est adjoint au narrateur, le lecteur n’a accès directement qu’à l’aspect image-objet – voici un portrait ; l’accès à l’image de l’objet se fait indirectement : par le protagoniste qui la décrit – voici ce que je vois – via le narrateur. La formule devient alors : voici un portrait que quelqu’un observe ; voici ce qu’il voit. Cela signifie que l’image du tableau acquiert son propre statut : visible pour le protagoniste. Par conséquent, comme le narrateur n’a plus la responsabilité complète de la description du tableau, sur le strict plan de ce qu’il énonce par lui-même au lecteur, l’aspect image de l’objet devient invisible. La division entre récit informatif et récit descriptif devient plus nette, comme le montre la grille suivante :
Cette fois, la question du médium à travers lequel l’image du portrait est véhiculée reste énigmatique. Puisque le portrait est visible pour le protagoniste, nous devrions considérer que son médium est iconique. Or, ceci est incompatible à la fois avec le caractère fictif du tableau et avec le fait que, ultimement, le lecteur accède à l’image dans sa totalité (sous ses deux aspects) par la lecture de la description. Cela étant, si nous comparons le cas du tableau réel précédemment étudié avec celui-ci, nous voyons des points communs au niveau du statut de l’image : elle est visible pour le spectateur-protagoniste ; lisible pour le lecteur. Nous pourrions supposer que l’image du portrait subit des pertes lorsqu’elle est transposée dans le récit descriptif ; d’où une distorsion par hypotypose. Conséquemment, cela signifierait que portraits réel et fictif sont traités de manière équivalente. Reste à savoir si la mise en concurrence des réalités confirme cette idée.
Le portrait fictif ne diverge du portrait réel étudié qu’au niveau du récit informatif, où les statuts des deux aspects de l’image sont inversés. Que l’aspect image-objet soit accessible au lecteur dans l’ekphrasis n’étonne pas, puisque l’image est donnée comme portrait à même le médium : le texte énonce clairement qu’il s’agit d’une représentation. Mais l’ekphrasis ne permet pas de recouvrer l’image de l’objet malgré le médium commun. En fait, puisque l’image dirige d’abord son objet vers le protagoniste, la visée intentionnelle passive du lecteur est supplantée par celle active du protagoniste qui choisit de regarder le tableau dans l’intention de voir ce qu’il représente. La part du narrateur consiste toujours à faire intervenir la description, mais il est tenu de décrire le portrait observé par le protagoniste et de se limiter à ce que ce dernier voit. Dans ce cas, la mise en concurrence des réalités par le lecteur n’aboutit à rien. Si une formulation était envisageable, elle serait gauche et non pertinente : ceci est le portrait du personnage que le protagoniste voit lorsqu’il observe le tableau. La distorsion est alors bien de l’ordre de l’hypotypose dans la mesure où l’ekphrasis se présente de façon détournée, montrant que l’image telle qu’elle se présente à l’observateur est impossible à rendre.
Nonobstant, le tableau animé ne peut être représenté dans le sens habituel où nous le concevons, parce qu’il ne s’agit pas d’une image mais de plusieurs. En effet, chaque fois qu’un personnage de portrait bouge, il prend l’équivalent d’une autre pose, ce qui correspond à une autre image. Ainsi, le portrait de Dumbledore ne le représente pas toujours pleurant : « Dumbledore dormait dans un cadre d’or, au-dessus du bureau, ses lunettes en demi-lune perchées sur son nez aquilin, l’air paisible et serein » [16]. Il vaudrait mieux dire alors que l’objet qui l’a inspiré n’a pas été perçu une fois, mais une infinité de fois et que toutes les images mentales ainsi générées ont été projetées ensemble sur l’image du tableau. Paradoxalement, l’inconcevabilité de cette idée confirme qu’il y a, en plus de l’hypotypose, une « hypertypose » du portrait animé : le tableau, tel que vu par le protagoniste, dépasse de loin toute image mentale de son objet. Que l’image de l’objet soit invisible au lecteur dans le récit informatif est donc lourd de sens : le texte ne parvient pas à exposer totalement le tableau qu’il invente, si bien que la dimension iconique du portrait animé est confirmée à même le médium textuel.
La problématique de l’animation induite : le contenu et le contenant du portrait
L’un des exemples les plus marquants de portrait animé que nous propose la littérature fantastique est, sans nul doute, celui de Dorian Gray, dans l’œuvre éponyme d’Oscar Wilde. Le modèle, Dorian Gray, voit son portrait vieillir à sa place et traduire, par l’enlaidissement progressif des traits de son visage peint, la décadence morale dans laquelle il sombre. À première vue, l’exemple semble trop différent des portraits animés présentés dans le cycle de J. K. Rowling pour être comparable efficacement. En effet, dans Harry Potter, les personnages représentés se déplacent à l’intérieur de leurs toiles, vont d’une toile à une autre, interagissent entre eux ainsi qu’avec les protagonistes du roman [17]. Ainsi, le portrait de Phineas Nigellus, ancien directeur de l’école de magie, réagit-il à l’annonce de la mort du protagoniste Sirius Black : « Dois-je comprendre, dit lentement Phineas Nigellus, (…) que mon arrière-arrière-arrière petit-fils – le dernier des Black – est mort ? / Oui, Phineas, répondit Dumbledore. / Je ne le crois pas, dit Phineas d’un ton brusque » [18].Ce n’est pas le cas du portrait de Dorian Gray.
De plus, au contraire de ce que nous lisons dans le texte fantastique, les physionomies des personnages peints de J. K. Rowling ne changent pas au cours du temps. Enfin, les observateurs de ces portraits peuvent voir les personnages pendant qu’ils se déplacent : « Harry tourna la tête à temps pour [voir Phineas Nigellus] sortir de son portrait et sut aussitôt qu’il allait se rendre dans son autre tableau du Square Grimmaud. Peut-être irait-il ainsi de toile en toile en appelant Sirius dans toute la maison » [19]. Quant à Dorian Gray, il ne peut que constater, a posteriori, que son portrait a subi des modifications : « Au moment où il tournait la poignée de la porte, son regard tomba sur son portrait (…). Il sursauta et recula, comme saisi d’étonnement (…). Le visage lui parut légèrement changé. L’expression avait l’air différente » [20].
Pourtant, le portrait de Dorian Gray présente des caractéristiques révélatrices des principes à l’œuvre dans Harry Potter. En effet, dans les deux cas, l’animation du portrait suppose un changement dans l’image du tableau perceptible par l’observation et comparable à une image autre du même tableau [21]. C’est ce qui distingue le portrait animé d’un portrait inanimé dont le contenu ne change pas. Par ailleurs, la comparaison incite à considérer des degrés dans l’animation. Ces degrés ne traduisent pas, en soi, les types de transformations qui affectent les portraits : modification de l’expression du personnage peint dans Le Portrait de Dorian Gray ; comportement différent dans Harry Potter. Ils sont davantage tributaires de l’acte de perception qui les accompagne.
[16] J. K. Rowling, Harry Potter et le Prince de Sang-Mêlé, Paris, Gallimard Jeunesse, 2007, p. 718 : « Dumbledore was slumbering in a golden frame over the desk, his half-moon spectacles perched upon his crooked nose, looking peaceful and untroubled ».
[17] Un autre exemple tiré du gothique se rapprocherait davantage des portraits décrits dans Harry Potter : dans Le Château d’Otrante, où un personnage représenté sort, lui-aussi, physiquement de son cadre. Nous avons choisi de parler du portrait de Dorian Gray, cependant, car cet exemple est plus propre à établir les concepts théoriques nécessaires à notre analyse (voir H. Walpole, Le Château d’Otrante, Paris, Corti, « Romantique », 1995).
[18] J. K. Rowling, Harry Potter et l’Ordre du Phénix, Paris, Gallimard Jeunesse, 2007, p. 981 : « "Am I to understand", said Phineas Nigellus slowly (…), "that my great-great-grandson – the last of the Blacks – is dead ?"
"Yes, Phineas", said Dumbledore
"I don’t believe it", said Phineas brusquely ».
[19] Ibid. : « Harry turned his head in time to see Phineas marching out of his portrait and knew that he had gone to visit his other painting in Grimmauld Place. He would walk,perhaps, from portrait to portrait, calling for Sirius through the house ».
[20] O. Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, Op. cit., p. 180 : « As he was turning the handle of the door, his eye fell upon the portrait (...). He started back as if in surprise. (...) the face appeared to him a little changed. The expression looked different ».
[21] Ici, l’image du tableau est prise dans ses deux aspects. Pour la suite de l’analyse, nous n’aurons plus besoin d’établir cette distinction et nous parlerons de l’image de façon générale.