L’animation des portraits
dans Harry Potter :
théorie et étude de cas
- Caroline de Launay
_______________________________
Cela nous invite à repenser la relation entre contenant et contenu en termes dialectiques, puisque le contenant ne sert visiblement pas de limite au contenu et que le contenu remet en question les dimensions apparentes du contenant [43]. En outre, si contenant et contenu ne sont pas absolus, l’espace qui entoure le portrait ne l’est pas davantage. Autant il participe du fonctionnement du portrait, son modus operandi, autant il est redéfini par ce dernier. Comme notre titre le laissait présager, les portraits animés dans Harry Potter évoluent entre deux notions : l’encadré et l’hors-cadré, chacun se définissant dialectiquement par rapport à l’autre. Pour illustrer cette dialectique, nous avons sélectionné trois des plus importants portraits dans l’œuvre. Il s’agit des portraits de la grosse dame, de Madame Black, et du Chevalier du Catogan [44]. Le premier met en concurrence le réalisme de l’encadré avec celui de l’hors-cadré, en montrant jusqu’à quel point l’animation rend la représentation tangible, vraie. Le second portrait affiche un modus operandi de l’encadré à la fois mécanique et conditionné à ce qui se passe dans l’hors-cadré, si bien que l’animation concerne le rôle du portrait en tant qu’ornement. Quant au portrait du Chevalier du Catogan, il explore directement la question des limites de l’encadré et la façon dont ils affectent la position que le tableau occupe dans l’hors-cadré.
Le réalisme de l’encadré: le portrait de la grosse dame et sa matière
L’ekphrasis du premier portrait animé à apparaître dans le récit est avare de détails : « tout au bout du couloir était accroché un tableau qui représentait une très grosse dame vêtue d’une robe de soie rose » [45].Cette parcimonie nous intrigue, du fait qu’il s’agit du portrait le plus souvent mentionné dans tout le cycle. Louis Marin explique que les mécanismes sous-jacents au positionnement et à l’encadrement d’une représentation participent de sa fonction, de son fonctionnement, et de sa fonctionnalité en tant que représentation [46]. Dans un cas comme le portrait de la grosse dame, rien n’est plus vrai, surtout si l’on entend par fonction sa qualité de portrait, par son fonctionnement son animation et, par sa fonctionnalité, son rôle de porte – il sert d’entrée des quartiers réservés aux élèves appartenant à la maison Gryffondor [47].
Parmi tous les portraits marquants de l’œuvre, la grosse dame est le seul personnage véritablement anonyme : son nom n’est jamais révélé et rien ne prouve qu’elle en ait un… ni qu’elle sache de qui elle est le portrait. Même son amie, qui apparaît brièvement dans son tableau a au moins un prénom, Violette. Dès le départ, la dialectique de l’encadré et de l’hors-cadré est transportée jusque dans l’ekphrasis qui, lorsqu’il s’agit d’un portrait consiste, fondamentalement, à l’identifier. Cela est nécessaire au spectateur pour qu’il considère le tableau comme réaliste, c’est-à-dire comme représentation de l’hors-cadré. Dans ce cas, l’ekphrasis néglige l’identification du portrait de la grosse dame à un quelconque modèle, non pour indiquer une insignifiance en tant que représentation, mais au contraire pour montrer que le réalisme du tableau est ailleurs, dans sa substance même. En effet, la brièveté de sa première description contraste grandement avec d’autres descriptions du portrait qui mettent l’accent sur la tangibilité de cette représentation.
Le réalisme du portrait se manifeste en particulier par la matière picturale qui le compose : « La grosse dame était assise dans son cadre en compagnie de son amie Violette. Elles étaient entourées de boîtes vides de chocolats à la liqueur et paraissaient un peu éméchées » [48]. Ici, les détails du portrait ne sont pas représentés que par la couleur ou les formes, mais par la texture même de la peinture. D’ailleurs, le comportement du personnage en est affecté, ce qui laisse entendre que la texture varie en fonction de ce qu’elle représente : un être humain éméché ou une boîte de friandises alcoolisées. Le signe et sa signification se confondent dans la substance.
Qui plus est, et comme nous l’avons déjà évoqué, cette même scène du portrait illustre le principe d’animation induite, montrant la continuité des images générées par l’animation. Le spectateur voit la suite d’autres scènes dont il n’a pas été témoin, mais dont il ne peut douter qu’elles ont eu lieu : celle où Violette a rejoint la grosse dame dans sa toile, celle où les boîtes de chocolats ont été ouvertes, puis vidées, etc. Paradoxalement, cette puissance d’évocation du portrait le rapproche plus de l’image que du discours : « La peinture étant un arrêt sur image combinant fixité et instantanéité, elle ne pourra indiquer la totalité du mouvement dont elle est une coupe qu’en refusant l’instant quelconque et en sélectionnant dans les phases de l’action celui qui est le mieux à même de la suggérer toute entière » [49]. Ici, l’image évoque d’autres images, mais aussi d’autres textures – nourriture, boisson – qui font d’autant plus partie de sa réalité qu’elles ne peuvent être décrites : les boîtes de chocolat sont déjà vides lorsque leur ajout dans la toile est remarqué. L’animation confère au personnage un contrôle sur le contenu tel qu’il infère une autre ekphrasis, induite à son tour, comme celle décrivant la consommation des friandises pendant qu’elle a lieu. Cette ekphrasis est indépendante de la visée intentionnelle du spectateur : le portrait en dit plus qu’il ne montre.
Enfin, la fonctionnalité du portrait en tant que porte, montre que son contenant est aussi affecté par l’animation. Le système déclenchant l’ouverture est un mot de passe que la grosse dame choisit elle-même et que les élèves doivent lui donner pour pouvoir franchir l’entrée de leur dortoir. Le dialogue ainsi instauré entre l’observateur du tableau et le personnage représenté affecte directement notre dialectique. En effet, en se posant comme frontière, l’encadré impose sa présence dans l’hors-cadré ; en décidant du mot de passe, il y impose également sa signification. Le fonctionnement du tableau comme porte dénote une maîtrise certaine du contenu sur le contenant : « le tableau pivota aussitôt, laissant voir un trou rond découpé dans le mur » [50]. Il n’est plus seulement question de mobilité du contenu mais de celle du contenant, initiée par le contenu. Outre confirmer que la fonctionnalité du portrait est indissociable de son positionnement, le modus operandi du portrait redéfinit les composantes réelles de la représentation : aux contenu et contenant, s’ajoutent les gonds qui relient le tableau au mur et finalement, avec son ouverture découpée que seule le portrait peut sceller, le mur lui-même. La matière de l’encadré, agissant jusque dans l’hors-cadré, n’est plus seulement réaliste ; elle devient réelle.
La résistance à l’hors-cadré : l’automatisme du portrait de Madame Black
Contrairement au portrait posthume du professeur Dumbledore, le portrait de Madame Black [51] a probablement été réalisé du vivant de son modèle qui, semble-t-il, a affecté son portrait d’un comportement particulier. Ainsi, il ne peut être enlevé du mur où il est placé : « depuis un mois, nous essayons de la décrocher mais elle a dû jeter un maléfice de Glu Perpétuelle derrière la toile » [52]. Ce cas d’intervention du modèle est unique dans l’œuvre [53]. Il s’agirait donc d’une action extérieure sur le contenant, indépendamment du contenu, qui nous incite à examiner le rapport d’influence entre encadré et hors-cadré.
Le fonctionnement du portrait de Madame Black s’apparente à celui du portrait précédent. Il comporte une réaction à l’hors-cadré, semblable à celui du mot de passe. En effet, sitôt qu’un son relativement puissant se fait entendre à proximité du tableau, ce dernier répond par « un terrible hurlement à glacer le sang » [54]. Bien que se limitant à l’environnement sonore, cette réaction indique encore un certain automatisme dans le modus operandi du portrait. Cependant, le comportement de la grosse dame est nuancé, du simple fait que l’élément déclenchant la réaction varie : le mot de passe change régulièrement – il peut être loufoque, compliqué, ou lié aux circonstances comme le mot « guirlande » choisi en période de Noël [55]. Par ailleurs, l’échange entre personnage du portrait et protagoniste du récit autour du mot de passe varie également : parfois un élève l’oublie ou l’ignore.
[43] Dans Le Portrait de Dorian Gray, pareillement, le cadre ne constitue pas une frontière imperméable puisque l’évolution du personnage dépose son empreinte sur le portrait peint. En effet, le portrait de Dorian Gray suppose également une dialectique, celle du modèle et de sa représentation. Le contenant ne fixe plus la représentation, mais le modèle. Ce dernier, en tant qu’être vieillissant et changeant, nie normalement le portrait comme représentation momentanée – et ultimement infidèle – de son objet. En figeant le modèle dans le temps, le portrait de Dorian Gray s’affranchit précisément de ses propres limitations. Il y a là une certaine similitude avec les portraits des défunts de Rowling, dans la mesure où l’on peut voir le modèle comme une entrave à l’existence du portrait animé.
[44] Nous laissons de côté les portraits de Phinéas Nigellus, d’Albus Dumbledore et d’Ariana Dumbledore qui, en dépit de leurs caractéristiques particulières, reprennent les principes d’animation des trois autres en les poussant plus loin.
[45] J. K. Rowling, Harry Potter à l’école des sorciers, Op. cit., p. 137 : « At the very end of the corridor hung a portrait of a very fat woman in a pink silk dress ».
[46] L. Marin, On representation, Stanford, Stanford University Press, « Meridian : Crossing aesthetics », 2001, p. 353. Citation originale : « frames, the operators and processes of positioning and framing, and their figures, [are] among the mechanisms that every representation includes in order to present itself in its function, its functioning and, indeed, its functionality as representation ».
[47] Pour les lecteurs qui ne seraient pas familiers de l’œuvre, nous précisons que les élèves de l’école de magie Poudlard sont répartis selon quatre maisons (correspondant aux personnalités des quatre fondateurs de l’école) : Gryffondor (Harry Potter et ses amis en font partie), Serpentard (à laquelle appartenait l’ennemi du héros : Lord Voldemort), Poufsouffle et Serdaigle.
[48] J. K. Rowling, Harry Potter et la Coupe de Feu, Op. cit., p. 438 : « The Fat lady was sitting in her frame with her friend Violet from downstairs, both of them extremely tipsy, empty boxes of chocolate liqueurs littering the bottom of her picture ».
[49] P. Vauday, La Matière des images: poétique et esthétique, Op. cit., p. 173.
[50] J. K. Rowling, Harry Potter à l’école des sorciers, Op. cit., p. 137 : « The portrait swung forward to reveal a round hole in the wall ».
[51] Madame Black est la mère défunte de Sirius Black, le parrain du héros.
[52] J. K. Rowling, Harry Potter et l’Ordre du Phénix, Op. cit., p. 100 : « We’ve been trying to get her down for a month but we think she put a Permanent Sticking Charm on the back of the canvas ». Les protagonistes de l’œuvre étant majoritairement magiciens, ils peuvent affecter leur environnement par des sortilèges divers, tel celui supposément utilisé par Madame Black pour empêcher que l’on déplace son portrait.
[53] Rien ne nous permet de faire la même réflexion au sujet du seul autre tableau qui ne peut être décroché (voir J. K. Rowling, Harry Potter et le Prince de Sang-Mêlé, Op. cit., p. 14).
[54] J. K. Rowling, Harry Potter et l’Ordre du Phénix, Op. cit., p. 98 : « […] a horrible, ear-splitting, blood-curdling screech ».
[55] J. K. Rowling, Harry Potter et la Coupe de Feu, Paris, Gallimard Jeunesse, 2007, p. 424. Le terme utilisé dans la langue originale est « Fairy Lights ». Le mot guirlande peut se traduire par « string of lights » ; la traduction en français n’a donc pas conservé l’association d’idées.