L’animation des portraits
dans Harry Potter :
théorie et étude de cas
- Caroline de Launay
_______________________________
Maldiney souligne, par ailleurs, que l’ultime cible de l’image peinte n’est pas l’objet qu’elle représente, mais bien le spectateur, l’observateur du tableau :
[…] c’est l’objet qui se dirige sur nous dans l’image même, cependant que dans notre visée attentive de l’objet en image, nous nous dirigeons sur lui dans une visée intentionnelle active (…). D’une part l’image, s’étant emparée du regard, nous regarde et se trouve par là investie d’une réalité magique ; en même temps cette réalité se trouve en concurrence avec celle de l’objet dans le monde, visé à travers elle [12].
De toute évidence, puisque l’objet visé par le tableau dont parle Vauday est l’image d’un mythe, il n’a pas de réalité dans le monde de la perception si bien que la mise en concurrence ne renvoie, ici encore, qu’au tableau lui-même. Cependant, lorsque nous considérons la transposition de l’image visible en image lisible, ciblant ultimement non plus le spectateur mais le lecteur, cette mise en concurrence prend tout son sens.
Le lecteur se retrouve confronté à la dualité inhérente à la description d’un tableau : dire ce que l’image contient et la dire aussi en tant que tableau. Dans cet objectif, la description sépare les deux aspects de l’image : l’image-objet et l’image de l’objet. Ce principe est probablement à l’origine de la distorsion appelée hypotypose, puisqu’une telle distinction est impossible dans le tableau même. Nous constatons, néanmoins, que, dans la description, ces deux aspects de l’image gardent le même statut lisible, comme c’est le cas dans le tableau où ils sont tous deux visibles. D’autre part, comme l’image se retrouve véhiculée à travers le médium textuel, le lecteur peut avoir accès à l’image du mythe dans la description. Plus précisément, dans les deux cas, l’aspect « image de l’objet » adopte le même statut lisible. La grille suivante récapitule le processus :
C’est par le biais de la description que l’image du tableau peut diriger vers sa cible son objet, car elle permet au lecteur de recouvrer l’image du mythe qui a inspiré le tableau. Par le fait même, la mise en concurrence peut effectivement avoir lieu : la réalité de l’image lisible rejoint l’objet également lisible, alors rétabli dans la réalité du seul monde auquel il appartient, à savoir le discours. Autrement dit, le lecteur de l’explication peut lire l’image au même titre que le lecteur du mythe, ce que le spectateur du tableau ne peut faire. De même, la description permet de rétablir l’aspect image-objet invisible dans l’image du mythe : la formulation « ceci est une image d’une scène mythique » peut apparaître dans la description du tableau.
Nous pouvons en déduire que même s’il y a perte par hypotypose de la peinture à l’explication, l’ekphrasis va aussi plus loin que le tableau qu’elle décrit. Elle peut révéler la réalité de l’objet de l’image – son statut et son médium d’origine, ce que ne peut faire directement le tableau : il faut en effet que le spectateur connaisse le mythe de Narcisse pour pouvoir le déduire de son observation du tableau. Au contraire, le lecteur n’a pas cette obligation, à cause de la formulation requise dans l’ekphrasis : ce tableau représente la scène mythique de Narcisse se mirant dans l’eau. Donc, toute ekphrasis d’un tableau réel se révèle porteuse d’une double distorsion : hypotypose parce qu’elle en montre moins, « hypertypose » parce qu’elle peut en dire plus.
L’image du tableau fictif : quelle représentation pour le portrait animé ?
En comparaison avec l’exemple de Vauday, un tableau fictif ne présente pas de transfert de médium, puisqu’on en reste toujours au niveau du texte. Mais le fait qu’un tableau fictif inanimé puisse être peint lui assure une valeur iconique, ce qui n’est pas le cas du tableau animé [13]. Par contre, que le tableau fictif soit animé ou non, le texte qui le raconte le précède toujours, en quelque sorte, autant qu’il en découle. Pour déterminer si le tableau animé possède une valeur iconique à son tour, l’analyse de l’image du tableau fictif en général est alors essentielle. La question est de savoir, d’un côté, si l’image du tableau adopte des statuts différents selon la façon dont elle se manifeste dans le texte ; de l’autre, s’il y a distorsion lorsque l’image change de statut et de quelle nature elle est.
Dans Harry Potter, l’image lisible ne parvient au lecteur que de façon indirecte, par la médiation d’un narrateur omniscient, auquel un autre intermédiaire peut s’ajouter, à savoir un protagoniste du récit. L’image, alors, semble à la fois partagée entre deux descriptions potentielles et surdéterminée par elles. La description d’un portrait animé par le protagoniste ne parvient au lecteur que par l’intervention du narrateur, si bien que le lecteur croit avoir affaire à une seule et même description ; mais comme la médiation via le narrateur peut se faire sans intervention du protagoniste, il s’instaure un décalage entre les deux descriptions qui ne peut totalement se résorber. La dernière description de tableau dans la série l’indique clairement :
Tout autour des murs, les directeurs et directrices de Poudlard l’ovationnaient debout. Ils (…) dansaient et sautaient sur les fauteuils dans lesquels on les avait peints […].
Mais Harry n’avait d’yeux que pour l’homme qui occupait le plus grand des tableaux, juste derrière le fauteuil du directeur. Des larmes jaillissaient derrière les lunettes en demi-lune et coulaient dans la longue barbe argentée » [14].
La position du protagoniste semble à la fois détachée et indissociable de celle du narrateur.
En ce sens, le tableau se manifeste au lecteur à deux niveaux du récit : l’informatif et le descriptif. L’informatif postule la présence du tableau, indique ou suggère l’acte perceptif, et établit la médiation : le narrateur seul ou avec le protagoniste. Le descriptif dévoile le tableau en remplissant cet acte perceptif, en lui donnant un objet, c’est-à-dire une image. Le narrateur se situe aussi bien au niveau informatif que descriptif : c’est lui qui indique qu’il y a un tableau à voir et qui le voit ; il peut également dire ce qu’il y a à voir dans le tableau. Le protagoniste, quant à lui, se situe au niveau du descriptif uniquement. D’une certaine façon, il reçoit les instructions du narrateur et regarde ce qu’il y a à voir dans le tableau. Dans l’exemple que nous venons de donner, le narrateur informe le lecteur quant à la position des tableaux, notamment : tout autour des murs ou juste derrière le fauteuil. Il décrit aussi ce que voit le protagoniste : le personnage peint du professeur Dumbledore qui pleure.
Le narrateur seul indique une sorte de position d’observation neutre : la focalisation zéro [15]. À travers lui, l’image est exposée directement au lecteur. Nous pouvons formuler de la manière suivante la description du tableau fictif : voici un portrait ; voici ce qu’il représente. Évidemment, la première partie de la formulation correspond à l’image-objet, tandis que la seconde correspond à l’image de l’objet. Le principe est ici le même que pour l’ekphrasis d’un tableau réel : les deux aspects conservent le même statut. Cependant, aucun médium autre que textuel ne peut être envisagé pour le tableau fictif, si bien que nous ne pouvons pas déduire de distorsion.
[12] Ibid., pp. 223-224.
[13] L’on pourrait objecter que les tableaux animés dans Harry Potter sont effectivement représentés dans les versions cinématographiques. Cependant, nous considérons que le médium intermédiaire qu’est le cinéma instaure un décalage par rapport à l’art pictural au sens propre. Nous ne voyons donc pas le tableau animé en tant que tel, mais sa reproduction via les effets spéciaux nécessaires pour permettre l’animation de ces portraits.
[14] J. K. Rowling, Harry Potter et les Reliques de la Mort, Paris, Gallimard Jeunesse, 2007, p. 872 : « All around the walls, the headmasters and headmistresses of Hogwarts were giving him a standing ovation ; (…) they danced up and down on the chairs in which they had been painted » ; « But Harry had eyes only for the man who stood in the largest portrait directly behind the Headmaster’s chair. Tears were sliding down from behind the half-moon spectacles into the long silver beard ».
[15] Terme emprunté à F. Demougin, Voir ou lire : pour une éducation du regard, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 46.