L’animation des portraits
dans Harry Potter :
théorie et étude de cas
- Caroline de Launay
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Dans l’œuvre d’Oscar Wilde, lors de l’observation du portrait par le modèle, aucun changement du contenu n’a lieu. Le personnage représenté paraît fixe, comme dans un portrait inanimé. Il s’ensuit que la transformation du contenu du portrait advient dans l’intervalle séparant deux moments d’observation. Nous parlerons alors d’animation induite dans/par les descriptions successives. Dans l’œuvre de J. K. Rowling, le changement et sa constatation adviennent simultanément. Autrement dit, le contenu se modifie sous les yeux mêmes de l’observateur : « Ils virent le chevalier du Catogan qui fêtait Noël en compagnie de deux moines, quelques anciens directeurs de Poudlard et son gros poney. Le chevalier releva sa visière et leva une coupe d’hydromel à leur santé » [22]. Nous nommons ce principe, animation exposée.
Pour autant, les contenus des portraits dans Harry Potter s’animent également en dehors des moments où ils sont observés, à en croire les différences notoires entre les descriptions successives de certains portraits. Voici deux descriptions séparées par une conversation entre des protagonistes : « Ils étaient arrivés devant le portrait de la grosse dame qui somnolait paisiblement, la tête appuyée contre le bord du cadre » et, plus loin, « (…) il fut interrompu par la grosse dame qui les avait regardé d’un air endormi et se mit soudain en colère » [23]. De toute évidence, le moment où le personnage du tableau a été réveillé par la conversation a échappé au regard des protagonistes. Il semblerait alors que les portraits animés dans Harry Potter alternent animation exposée et induite.
Cependant, même dans le cas de l’animation induite, il existe des divergences entre Harry Potter et Le Portrait de Dorian Gray. À propos du roman de Wilde, Nathalie Prince souligne que « paradoxalement le tableau est constamment appelé à suggérer une image qui n’est plus là puisqu’elle a disparu, de telle sorte que les descriptions du tableau font toujours référence à un invisible, un tableau qui n’existe plus mais qui sert d’élément de comparaison. Ce sont des descriptions hors-cadre » [24]. Bien sûr, le terme image est ici l’équivalent de notre contenu. Cette remarque de N. Prince implique que chaque description contient des éléments se rapportant à une image précédente, déjà observée.
Il s’instaure alors une sorte de décalage dans la description qui n’est pas fidèle à l’image dont elle est sensée être le reflet mais cherche toujours à recréer l’image perdue. Or, pourquoi chercher à la rappeler si celle-ci a déjà été observée et décrite (puisqu’elle n’existe qu’à travers le texte) ? En quoi cela rendrait-il efficacement compte de la transformation actuelle du portrait et de l’animation qui en découle ? Il semble, au contraire, que ce rappel constant d’une image disparue tendrait vers une négation de l’animation, dans la mesure où la description de toute nouvelle image ne constituerait qu’un moyen de mettre l’ancienne en relief, donc de la pérenniser malgré sa disparition : « Souvent (…), un miroir à la main, il regardait alternativement le visage méchant et vieillissant fixé sur la toile, et le beau et jeune visage qui, du fond de la glace polie, lui souriait » [25]. Dans chaque observation successive du portrait, le modèle n’y voit que la confirmation de l’image peinte à l’origine et dont le miroir, d’ailleurs, semble reproduire la pose.
Paradoxalement, pour reprendre le terme de N. Prince, c’est bien là le seul moyen de témoigner de l’animation du portrait. En effet, il est évident que l’animation ne peut porter que sur l’ancienne image car elle seule change ; la nouvelle, au contenu fixe, ne peut être considérée comme animée ou changée en soi. Il s’ensuit que chaque nouvelle image est, à son tour, projetée prospectivement vers une description subséquente :
Ce portrait serait pour lui le plus magique des miroirs […].
Quand le sang se serait retiré de ce visage pour n’y laisser qu’un masque de craie blafard aux yeux de plomb, lui-même conserverait tout le charme de l’adolescence [26].
En anticipant la description des futures transformations du portrait, l’observateur crée lui-même, pour ainsi dire, ces nouvelles images. Car, pour que chaque nouvelle image soit décrite, il faut qu’à son tour elle devienne ancienne, qu’elle disparaisse. De ce fait, seule une description rappelant l’image disparue, et appelant implicitement une image à venir, peut permettre d’induire l’animation. Le changement devient alors continu, rompant ainsi avec l’apparente fixité des images : « D’heure en heure, de semaine en semaine, la chose peinte sur la toile vieillissait » [27]. Ultimement, il serait donc impossible de décrire vraiment le portrait à moins que celui-ci n’ait une image originelle observée et vers laquelle tendraient toutes les descriptions, rétrospectives autant que prospectives. Cela explique sans doute pourquoi la dernière image du portrait est une réplique de la première : « Lorsqu’ils entrèrent, ils découvrirent, accroché au mur, un superbe portrait de leur maître tel qu’ils l’avaient vu pour la dernière fois, dans toute la splendeur de sa jeunesse et de sa beauté exquises » [28].
L’image disparue, dit encore N. Prince, correspond à un autre tableau. L’image est donc le contenu du portrait considéré comme distinct du cadre et de la toile, de son contenant, en quelque sorte. Ce contenant n’est associé à une image que matériellement, de façon instrumentale. Il n’est pas nécessaire et, dans ce cas précis, il se révèle même inutile, puisque l’image décrite existe nécessairement en-dehors de ce qu’il peut contenir ; d’où, les descriptions dites « hors-cadre » [29]. L’on pourrait objecter que l’image originelle est bien inscrite dans un contenant qui devrait naturellement être considéré comme originel lui-aussi. Or, ce cadre et cette toile ne sont jamais remplacés dans le récit d’Oscar Wilde ; le texte ne prête pas à cette interprétation. Cela signifie donc que, bien que contenant l’image originelle, ce cadre et cette toile initiaux n’en garantissent ni l’intégrité ni la pérennité. Mais parce qu’ils la contiennent malgré tout, ils permettent de dégager un substrat dans l’image qui résiste aux changements d’aspects imposés par l’animation et continue d’être présent à chaque nouvelle image. C’est, en quelque sorte, un moyen d’isoler le contenu de toutes ses possibles versions. Il s’agit donc d’un contenu absolu, considéré comme peint en dépit de la façon dont il est peint.
Dans l’œuvre de Rowling, l’animation qui a lieu dans l’intervalle entre deux observations successives du même portrait n’est pas un enjeu de la description au même titre que dans Le Portrait de Dorian Gray. Les contenus des portraits, instables par essence, sont également animés lorsqu’ils sont observés, si bien que des comparaisons entre images ne sont pas nécessaires pour rendre compte du phénomène. Certes, l’animation influence bien le contenu du portrait et permet que, d’une observation à l’autre, celui-ci ne se donne pas à voir de la même façon : « Le regard de Harry s’attarda sur le tableau qui représentait parfois le portrait de Phineas Nigellus Black, (…) mais le cadre était vide, ne montrant qu’une toile de fond d’un brun terreux » [30]. Dans Harry Potter aussi, il peut y avoir disparitions d’images. Néanmoins, comme la description n’a pas pour objectif de démontrer qu’une image a disparu, elle est fidèle à l’image à laquelle elle se rapporte [31]. L’observation de ce portrait peut exposer la toile vide ou non, mais la description ne peut que constater ce que le cadre contient.
[22] J. K. Rowling, Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban, Paris, Gallimard Jeunesse, 2007, p. 240 : « […] they found Sir Cadogan enjoying a Christmas party with a couple of monks, several previous headmasters of Hogwarts and his fat pony. He pushed up his visor and toasted them with a flagon of mead ».
[23] J. K. Rowling, Harry Potter et l’Ordre du Phénix, Op. cit., p. 326 : « […] they came to a halt in front of the Fat Lady, who was dozing peacefully with her head against her frame » ; « […] he was interrupted by the Fat Lady, who had been watching them sleepily and now burst out ».
[24] N. Prince, « Le Chef-d’œuvre inconnu de Dorian Gray », dans Écrire la peinture entre XVIIIe et XIXe siècles, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, « Révolutions et romantisme », 2003, pp. 393-404. La citation se trouve page 396.
[25] O. Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, Op. cit., pp. 238-239 : « Often, (...) he himself would (...) stand, with a mirror, in front of the portrait (...) looking now at the evil and aging face on the canvas, and now at the fair young face that laughed back at him from the polished glass ».
[26] Ibid., pp. 204-205 : « This portrait would be to him the most magical of mirrors » ; « When the blood crept from its face, and left behind a pallid mask of chalk with leaden eyes, he would keep the glamour of boyhood ».
[27] Ibid., p. 230 : « Hour by hour, and week by week, the thing upon the canvas was growing old ».
[28] Ibid. :« When they entered, they found hanging upon the wall a splendid portrait of their master as they had last seen him, in all the wonder of his exquisite youth and beauty ».
[29] Cette utilisation du terme diffère de la nôtre.
[30] J. K. Rowling, Harry Potter et les Reliques de la Mort, Op. cit., p. 215 : « Harry’s gaze wandered to the portrait that sometimes contained Phineas Nigellus Black, (…) but it was empty, showing nothing but a stretch of muddy backdrop ».
[31] D’ailleurs, des descriptions successives peuvent être identiques, et ce sans remettre en question le fait que le portrait soit animé. Pour faciliter notre raisonnement et respecter notre choix d’une perspective comparative, nous considérons seulement le cas ou les descriptions diffèrent.