Le spectre et la camelote
Clichés du roman noir en mouvement

- Marie-Laure Delmas
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Fig. 1. Anonyme, Fuis spectre épouvantable ! 1820

      Ouvrant le premier tome, cette illustration (fig. 1) a une fonction supplémentaire : le climat qu’elle instaure assure l’unité du recueil, puisqu’elle annonce la thématique in globo et met en scène l’effet de la lecture du roman noir. Cette position inaugurale justifie-t-elle l’utilisation d’une légende ne se rattachant à aucun passage des nouvelles ? On le sait à présent, Cuisin cite beaucoup. Il se cite lui-même, invente, extrapole, interpelle avec les mots des autres : « Fuis spectre épouvantable ! Porte au fond des tombeaux ton aspect redoutable ! ». Considérées dans ce contexte et par une association réflexe, le spectateur/lecteur attribue tout naturellement ces paroles à la lectrice apeurée. Aucune référence n’est donnée avec cette citation – à moins qu’elle ne soit bien connue en 1820 et fasse partie d’un savoir collectif ? – elle est incorporée d’office à l’ouvrage. Ces vers ouvrent la scène IV du quatrième acte d’Hamlet (1769) de Ducis [37] ; ils témoignent, en matière de tragédie, une particularité du goût français. Au XVIIIe siècle, en France, jusqu’à la Révolution, les assassinats ou l’apparition de fantômes sur la scène du théâtre étaient à proscrire. Eléments inévitables de l’action dramatique (dans la tragédie ou le drame), ils se trouvaient représentés de manière détournée. La réécriture que fait Ducis d’une traduction de la pièce de Shakespeare [38] témoigne d’un effort en ce sens pour corriger l’obscénité d’une telle apparition. C’est donc dans la coulisse qu’Hamlet lance ces paroles : la rencontre avec l’ombre de son père assassiné (lequel reste muet d’ailleurs) se fait hors de la vue des spectateurs. La légende du frontispice ignore cet aspect. Au contraire, elle appuie la présence inouïe et obscène des spectres à l’image [39]. Le décalage que crée le singulier du terme spectre et la présence de plusieurs fantômes dans la chambre, confirme la fonction de programme du frontispice, comme un sommaire en image.
      Dans ce frontispice (fig. 1), on discerne six spectres volants mais il y a cinq nouvelles dans ce premier tome : un spectre par histoire et le sixième amorce la série du deuxième tome. La victime, dans chaque nouvelle, est au moins convoquée une fois par une phrase aux accents lyriques : « […] l’ombre encore sanglante [de son père] venait chaque nuit épouvanter ses songes et appuyer sur ses lèvres tremblantes la première blessure portée au cœur … » [40] ; par un décrochement sentencieux : « Vous étiez vengée ombre sanglante de Raphaëla […] » [41] ; par un trait lamentable : « On ajoute même que l’ombre inconsolable de Clothilde venait souvent errer dans les bois … » [42]. L’effet, répétition et distanciation, est cependant trop ambigu pour conclure que l’ouvrage est clairement parodique. Tout ici est combiné, machiné pour divertir et impressionner, comme au spectacle. Ainsi, la marche macabre de cette pittoresque « Galerie funèbre » s’ouvre avec l’évocation d’un illustre fantôme de la littérature (source importante de l’école romantique naissante). Le roi du Danemark réveille dans son fils, Hamlet – en même temps que l’effroi et le devoir filial – la conscience du crime, de l’injustice, de l’imposture. Toute la foule de personnages dramatiques et littéraires que Cuisin convoque encore, dans son introduction, est semblable à Hamlet : ce sont autant d’individus tiraillés entre peur et courage, folie et raison, contemplation et action. Cuisin intègre la lectrice à cette population mi-historique, mi-imaginaire et la fait même parler. Celle-ci imagine d’avance l’effet d’une telle lecture sur « la jeune femme imprudente qui (…) aurait la témérité de lire [cet ouvrage] » : « Je vois déjà ses cheveux se hérisser ; son sein palpite d’une affreuse oppression ; ses yeux, image de la terreur, voient soudain des fantômes voltiger derrière son fauteuil… ; l’alcôve contient un spectre épouvantable, les plis des rideaux, des farfadets » [43]. C’est l’occasion d’une mise en abîme. Cuisin persiste et réitère la description de la lectrice dont les sens se troublent : « Quelle sera encore la situation piquante de cette jeune personne qui, passionnée pour les féeries effrayantes, aura mystérieusement caché cette œuvre sous le traversin de son lit ! – Il est minuit… Heure fatale du crime et du silence !!!... et c’est le précieux moment qu’elle a choisi pour nous lire à l’insu de sa mère […] » [44].

      Sa mère, au même âge, cachait déjà une petite brochure sous son oreiller… [45] D’une génération à l’autre, les imaginations se nourrissent de représentations répétées, actualisées et modulées à l’envi. Après la mère, sa jeune fille et la lectrice dans l’image, le lecteur potentiel est engagé à reproduire un mouvement similaire à ce qui se joue sous ses yeux [46]. Des doigts chatouilleurs, des tétons espiègles, aux plaies béantes, aux corps convulsifs : les références, s’entrechoquant, s’interférant, produisent un tel contraste ! Leur rapport rend quelque chose du chahut d’un temps troublé, dont les effets se font encore sentir en 1820.
      Quel bouleversement que la Révolution ! Mais la rupture n’est pas totale : le passage d’un siècle à l’autre, dans sa continuité, ne se fait pas sans témoin. De fait, J. R. P. Cuisin (1777-1845) et le dessinateur de ces frontispices J. B. Choquet (1776-1824) font partie de cette génération contemporaine de la Révolution et de ses suites. Pour celle-ci, les événements accompagnant la fin du XVIIIe siècle sont encore vivants dans sa mémoire. Brûlants dans le cœur de ceux qui les ont vécus, menés ou subis. Tout un monde alors avait basculé dans l’enthousiasme, la fureur et la violence. La fiction – dans sa dimension spectaculaire – saisit cette impression forte et persistante : ici, c’est la scène du crime de Marat reproduite en automate ou en cire ; là, c’est l’ombre fantasmagorique de Robespierre que l’on fait apparaître. Impression grandiose ! Le bouleversement est intériorisé : les passions se confondent, il n’y a plus de frontière. L’âme mise à vif, la crainte et le désir ne se distinguent plus. Observez « Niobé, ou l’élève de la nature » [47] : elle s’affole, elle a peur, « […] son sein (…) se soulèv[e] alors d’un mouvement délicieux, et donn[e] un présage enchanteur de ses agitations lorsqu’il serait émus par le plaisir… ». Caractérisé par les mêmes indices physiques, la peur induit un plaisir proportionnel [48].
      De même, on perçoit l’intensité de la lumière à la force de l’ombre projetée. Ce jeu de contraste permet tous les prestiges. Comme la gaze subtilement jetée sur la scène libertine, l’ombre et le rideau de fumée de la scène macabre ou violente allument l’imagination. C’est cette expérience que rendent visible les frontispices des Ombres Sanglantes. L’analyse de leur mécanisme a montré comment des motifs s’agencent et se combinent à un réseau de références variées. Leurs dispositions et articulations, favorisent l’expansion du sens des images suivant plusieurs processus : renversement, oscillation, entrave, réfraction, révélation. L’exemple offert par ces illustrations, nous fait constater que la classification de motifs récurrents et conventionnels peut apparaître nécessaire, pour l’appréhension des images. L’étape suivante est de dépasser la typologie. La compréhension des rapports de l’image avec le texte ne doit pas se laisser enfermer dans le genre. Rappelons-nous cette marotte : c’est un emblème, un cliché et aussi un élément important de la composition. Certes, elle est le signe affirmé d’une ambition satirique (précisons que la parodie n’est qu’un moyen de la satire). Mais l’œuvre exige que l’on considère ses composantes dans leur contexte, dans le dialogue qu’elles entretiennent. La position en bascule de cette marotte, sa répétition dans des registres différents, ne la limitent pas à une seule signification. L’articulation des éléments iconiques constitue donc un système spécifique à chaque œuvre.
      Parodie de roman noir pour le texte, représentations non parodiques (au sens strict) pour les images : leur relation ne réside pas dans l’écart par rapport aux normes fixées par le roman noir. Après tout, que le texte ou ses images ressortissent à un genre n’en assure pas la valeur. De même, est-il pertinent d’approcher les Ombres Sanglantes comme un érudit se pique d’une camelote curieuse ? Considérer la rareté de l’objet comme représentant son principal intérêt – tel est le propos de M. Lévy – est un point de vu historiciste dont la validité est relative. N’est-ce pas plutôt les caractères originaux et exclusifs, les propriétés internes de l’ensemble qui indissociablement créer la valeur d’une œuvre et l’établie comme telle ?

 

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[37] J.-F. Ducis, Hamlet, tragédie imitée de l’anglois, Paris, Gogué, 1770.
[38] Ibid, p. [1]. Voir l’avertissement : Ducis, « qui n’entend point l’anglois », réinvente Hamlet d’après la traduction du Théâtre Anglois de M. de la Place.
[39]A ce propos, voir l’article de H. Lafon, « Le Roman au miroir du dramatique », Eighteen-Century Fiction, n°13, 2, 2001, consultable en ligne sur le site Eighteenth-Century Fiction.
[40] J. R. P. Cuisin, Op. Cit., « La Demeure d’un parricide, ou le Triomphe du remords », p. 70.
[41] J. R. P. Cuisin, Op. Cit., « Les Catacombes espagnoles, faits historiques », p. 99. Raphaëla a péri violée et assassinée par le brigand Tchalenco.
[42] J. R. P. Cuisin, Op. Cit., « L’Infanticide, ou la fausse vertu démasquée », p. 260. Clothilde a enterré tout vivant son nouveau-né ; ses remords la rendent folle.
[43] J. R. P. Cuisin, Op. Cit., « Introduction », pp. 19-20.
[44] Ibid., p. 20.
[45] Le détail de la brochure cachée sous le chevet fait référence à cette scène galante des Sonnettes de Guillard de Sévigné, Romanciers libertins du XVIIIe siècle, Op. Cit., p. 990.
[46] Voir J.-M. Goulemot, Ces livres qu’on, ne lit que d’une main, lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siècle, Paris, Minerve, 1993.
[47] J. R. P. Cuisin, Op. Cit., « Niobé, ou l’élève de la nature. Mœurs parisiennes », pp. 131-170.
[48] Ibid, pp. 149-150.