Le spectre et la camelote
Clichés du roman noir en mouvement
- Marie-Laure Delmas
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Fig. 1. Anonyme, Fuis spectre épouvantable ! 1820
Fig. 2. Anonyme, Si je puis douter un instant qu’elle
dorme, c'en est fait d'elle !!!, 1820
Cette discordance typologique des frontispices, bien que significative, n’est que superficielle. Parce que le fin travail du clair-obscur qui les caractérise confère aux images une cohésion esthétique manifeste. De même, l’agencement des niveaux iconiques récurrents instaure un dialogue fait de comparaisons et d’ajustements du sens dans et entre les images. Ainsi, la première image (fig. 1) emporte le regard sur un axe vertical ; la structure forte lui impose un certain parcours ; et la mise en mouvement de la scène s’opère par la lecture conjointe qu’on en fait avec les ornements symboliques. Or, la deuxième image, dans sa partie inférieure (fig. 2), ne comporte pas d’emblème mais nous présente une saynète. Pourtant, il y a une réitération du processus propre à ce dispositif. Et une impression d’horizontalité se dégage de l’ensemble, par les lignes (du décor notamment) rythmant l’image principale et par cet effet de trompe l’œil déjà mentionné : la scène contenue dans le cadre semble être déposée par-dessus l’autre scène. Cet effet de montage traduit la tension dramatique d’une histoire qui se déroule sous nos yeux. Elle est organisée en trois « stations ». Chacun des plans étant cerné soit par le décor végétal, l’encadrement de la porte ou le liseré du cartouche. L’ensemble, pourtant, s’imbrique dans un ordre de succession corrélatif à la perspective : la taille des personnages va grandissant. Alors, le regard du spectateur/lecteur suit le même mouvement circulatoire que celui imposé dans le premier frontispice. En bas, où se plaçaient la lanterne magique et son faisceau conduisant le sens de la lecture (de la droite vers la gauche), les bandits attaquent une voiture, en tuent les occupants. Puis à la gauche de l’image, là où cyprès et fantômes s’élevaient, les bandits se partagent leur butin. Le bras tendu de la femme rappelle le sens de la lecture autant que le sens de l’image. Bien qu’elle soit à l’arrière plan (si l’on considère l’image en deux dimensions), elle touche presque la main armée du brigand au premier plan. Ainsi là où dans la première image la jeune femme effrayée stoppait sa lecture, ici, l’homme menaçant se penche sur l’autre jeune femme. Les deux frontispices développent – par une narration visuelle, chacun par des moyens variés et complexes – deux évènements distincts : leur structure parallèle les fait fonctionner de manière semblable. Ils semblent dès lors converger vers un même moment. Comme deux points de vue placés sur chaque versant d’un même domaine – celui de l’imaginaire assurément – d’un côté se trouve la lectrice et de l’autre la fiction qu’elle est en train de lire.
En doutez-vous encore ? Regardez bien : au faîte de l’image deux couples d’objets symboliques étayent cette interprétation. D’une part, le sceptre et l’épée – pendants sérieux à ce qu’est la marotte – figurent l’Histoire et les actions héroïques dont s’empare la Fiction pour peupler les romans. L’œil et le miroir, s’ils symbolisent la fatalité et la vanité, évoquent aussi l’observation du « théâtre du monde ». Par ces emblèmes, le lecteur est engagé à porter son regard sur des actions humaines annoncées (dès le titre) comme tirées de la réalité. La présence du miroir signale au lecteur qu’il est l’objet de cet examen de la nature humaine : le livre est comme un miroir. Paradoxalement, la réflexion provient d’une réfraction que produit la fiction. Ainsi, cette femme allongée dans son lit dévie son regard du livre et scrute l’obscurité autour d’elle. Le récit vient à la rencontre de son imagination : elle se projette dans l’héroïne de l’histoire. Bientôt, l’héroïne c’est elle, comme toute lectrice. Comme nous. Vertige de la mise en abîme !
Combinaisons
Profondeur des images, combinaison des signes, chatoiement des significations... Les cartouches octogonaux sont en somme des écrans, ce qu’on y projette est mouvant. Dans cette perspective, considérons-les alternativement, comme s’ils étaient pratiquement disposés en regard. Les images nous montrent deux motifs au premier plan : en détail différents, mais formellement proches. Ces motifs ressortent particulièrement, chacun constituant la partie la plus claire de l’image : personnages féminins, position des lits et des tablettes ou chevets. Or, on remarque que ces deux premiers plans – le cœur des images – sont disposés en reflet l’un par rapporst à l’autre. Qu’en est-il de l’arrière plan ? D’après ce que l’on a pu observer concernant les niveaux de gris et la composition, on peut rapprocher le groupe des spectres de celui des brigands se distribuant le butin. La disposition est donc analogue, superposable et non plus en miroir. Plus que l’invisible, c’est l’intangible que veulent rendre les frontispices des Ombres Sanglantes. Les monstres, d’abord imaginaires prennent forme(s) pour se matérialiser. L’image ornant le tome I (spectres et petites créatures en taille douce) montre les deux premières étapes du processus, lequel s’achève dans l’image du deuxième tome par la présence du brigand. Vue ainsi, la discordance ressortant de la classification de M. Heine, s’éclaire sous un jour différent. Le brigand représente l’ultime étape de la matérialisation du fantasme produit par la peur. Une peur paradoxale où croît le désir dans l’imminence du danger. Rappelons-nous, dans la première image (à gauche, sous les spectres), un personnage armé se penche, comme à la dérobée, dans l’encadrement d’une porte que l’on devine seulement. Le tout fondu dans un niveau de gris assez foncé pour que cet intrus ne se fasse pas percevoir tout de suite. Or ces deux éléments sont également identifiables dans la seconde image, mais bien plus visibles. Dans ce rapport, l’encadrement de la porte reste un élément fixe : il est au même endroit dans les deux images, seules les proportions varient. On voit alors le personnage évoluer d’une image à l’autre comme dans un mécanisme d’optique en deux temps (avant/après) : il a passé le pas de la porte, il est entré dans la pièce et s’avance dangereusement vers le lit.