Le spectre et la camelote
Clichés du roman noir en mouvement
- Marie-Laure Delmas
_______________________________
Fig. 8. F. Goya, El Sueño de la razon produce
monstruos, 1797-1799
Particules flottantes
Dès lors, les moyens d’une transposition graphique et plastique sont tout désignés. En effet, ombrer, « c’est pratiquer des ombres » [14], c’est-à-dire poser du relief et forcer le contraste d’un objet, d’une ambiance en les noircissant à la graphite ou par quelque autre procédé. Par exemple, les deux frontispices des Ombres Sanglantes sont de très fines gravures en aquatinte. Cette technique permet un traitement subtil et fluide des passages du clair à l’obscur. Elle émerge dans le dernier tiers du XVIIIe siècle et rencontre un certain succès auprès des artistes qui cherchent à rendre visible l’inquiétante majesté de la nuit, de paysages lointains ou d’évènements historiques. La série des Caprices (1797-1799) (fig. 8) ou encore Les Désastres de la guerre (1810-1820) (fig. 9) de Goya en forment les exemples les plus frappants. L’influence de ces œuvres très importantes dans les arts graphiques européens témoigne en outre de la noirceur de tout un pan de l’imaginaire au tournant du siècle.
Le souvenir douloureux de moments réels se grave dans les mémoires ; imprime sa marque dans les imaginations ; passe dans la fiction, pour s’y reproduire. « Et ces nuées grises, ne figurent-elles pas des têtes de brigands enveloppées de noires draperies […] ? » interpelle le narrateur du « Boucher anglais » [15]. La nuée et l’ombre, de moyens dramatiques, deviennent la matière des images. Car, l’aquatinte – outre le même matériel que l’eau forte – nécessite une boîte à grains, dans laquelle des particules de résine sont brassées énergiquement. Le nuage de poussière, ainsi formé, se dépose à la surface de la plaque de cuivre destinée à la gravure. L’opération est réitérée autant de fois qu’il est nécessaire pour obtenir toutes les nuances de noir désirées. Les grains de résine sont fixés par cuisson sur la plaque. Il en résulte sur l’épreuve une matière simulant à la fois la fluidité du lavis et, plus ou moins, le grain ultrafin d’une mine de graphite en estompe. Les tonalités sont modulées par l’intensité des morsures successives d’acide qu’on lui fait subir.
Morsures délicieuses… Veloutée et nuancée, la composition des frontispices du recueil de Cuisin se structure selon des niveaux de luminosité très élaborés. Dans le premier frontispice, les masses grisées de l’aquatinte sont serties d’un foisonnement de petits détails : indice de sa dimension fantastique. Ces incisions faites dans l’ombre trahissent le débordement d’imagination du personnage en alerte (fig. 1). Si les deux images représentent une jeune femme au lit environnée de ténèbres, l’une est éveillée et l’autre nous est présentée endormie. Considérons les vignettes octogonales du point de vue de la lumière en essayant d’en distinguer les trois principales nuances. Nous dirons les blancs/gris clairs, les gris moyens et les gris foncés/noirs. Les zones les plus foncées de chacune des deux images sont sans conteste le gris profond des murs du décor, mais aussi, le dessous des lits. Les ombres portées de certains éléments vont même jusqu’au noir intense. Cela tend à donner plus d’éclat aux zones claires : tout ce qui a une part fortement ombrée possède une face fortement éclairée.
Dans la première vignette, outre le personnage féminin, ce sont les draps, une partie des tentures et des montants du lit, ainsi que le sol qui ressortent clairement. Tandis que dans l’autre, le personnage endormi, sa couche chiffonnée, ses vêtements en désordre, mais encore le personnage penché sur le lit (ses bras, sa poitrine, sa tête) constituent les parties les plus claires de la composition. Notons comme cette silhouette menaçante (ce brigand) semble prise entre la lumière et l’ombre. Celle-ci court depuis son flanc armé, le long de sa jambe pour l’enraciner dans les ténèbres – celles-là même qui accueillent dans la première image des créatures monstrueuses. Son bras gauche, à l’inverse, comme s’étirant vers la lampe qu’il tient, entraîne la partie supérieure de son corps vers la lumière. Ce personnage semble ainsi se poster au seuil d’un intervalle entre l’ombre et la lumière. L’intervalle en question est celui qui regroupe les gris moyens : dans la première image, ce sont principalement les personnages flottants dans le bord supérieur gauche de la composition. Combinaison visuellement frappante : les fantômes se détachent d’autant mieux que les valeurs du sol et du fond sont contrastées.
Dans la seconde image en revanche, les gris moyens sont plus clairs. Placés également sur la gauche, ils révèlent – selon une logique plus réaliste – la présence d’un deuxième espace dans la profondeur de l’image. Dans le plan principal, la lumière zénithale dramatise l’ambiance par des ombres marquées. Cependant ici l’ombre n’a pas le même rôle. C’est que là où dans le premier frontispice elle accueillait les menaces chimériques de la jeune femme éveillée, dans celui-ci, les ténèbres enveloppantes protègent plutôt celle qui est visiblement endormie sous le regard, la lampe et l’arme du criminel.
Progression
C’est précisément ce motif qui conduit M. Heine à identifier une certaine dissonance entre les deux frontispices de Cuisin, sans la préciser particulièrement cependant (il n’en tire aucune conclusion). Précurseur en matière d’iconologie du roman noir, M. Heine, dans son propos, ne se limite qu’à l’établissement d’un classement des illustrations du genre [16]. En effet, il range le premier frontispice dans la catégorie du fantastique noir ; le deuxième dans celle, antagonique, du réalisme noir. Rappelons que M. Heine établit quatre catégories : le gothique noir se rattache aux œuvres des précurseurs anglais du XVIIIe siècle et au renouveau de l’esthétique médiévale. Le fantastique noir consiste principalement en une transposition dans un cadre contemporain du premier type : « A la Restauration, fantômes, monstres, apparitions se glissent familièrement dans le boudoir et jusque sous le lit-bateau des élégantes » [17]. A la même période le burlesque noir prend de la distance, par l’ironie, avec l’invraisemblance des représentations propres au gothique noir. Enfin, le réalisme noir – catégorie dans laquelle sont classées certaines illustrations de la Juliette de Sade – « tente de provoquer le frisson et la terreur, non plus par la mise en scène d’êtres surnaturels, mais par l’évocation de forces invisibles auxquelles obéissent des personnages égarés » [18].
[14] Article « ombrer », Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des arts, des sciences et des métiers, Paris, 1756, tome 11, p. 466.
[15] J. R. P. Cuisin, Les Ombres Sanglantes, Op. Cit., « Onzièmes ombres. Le Boucher anglais. Anecdote réelle », p. 233.
[16] Outre l’article dans Minotaure déjà cité, on se reportera avec intérêt aux notes et brouillons d’un article intitulé « Terreurs et merveilles de Roman noir », dans le Fonds Maurice Heine, B.N.F. Manuscrits, Naf 24393, fol. 329-361.
[17] M. Heine, « Promenade à travers le roman noir », art. cit., pp. 3-4.
[18] Ibid., p. 3.