Le spectre et la camelote
Clichés du roman noir en mouvement

- Marie-Laure Delmas
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Fig. 1. Anonyme, Fuis spectre épouvantable ! 1820

Fig. 2. Anonyme, Si je puis douter un instant qu’elle
dorme, c'en est fait d'elle !!!
, 1820

      1820 : le genre noir fait fureur. Outrageant le goût et la raison, cette « école innommée » [1] observe le monde par la lorgnette du pittoresque et du bizarre. Tout alors prend une teinte sombre. Le Théâtre Français fait salle comble, peut-être à la faveur de cette manière noire. On y joue la tragédie de Marie Stuart [2] : des larmes, des cris, des soupirs. Influence sublime, regardez ! Personne ne résiste au spectacle déchirant de l’innocence outragée. On se rêve héroïne : reine, orpheline et martyre, comme c’est romanesque ! Les tréteaux des boulevards ne sont pas en reste – (pour rire ou avoir peur) des spectres, des vampires – : violence des sensations, appétit d’émotions fortes. Au Palais-Royal, c’est le vertige du Cosmorama, la stupeur des tableaux mécaniques du Théâtre de Pierre… que sais-je encore ? Le public de ces spectacles, largement féminin, est le même qui dévore les romans, dont les marchands de nouveautés regorgent. Tenez, par exemple, ces deux tomes brochés, ornés de deux belles figures (figs. 1 et 2). Ombres Sanglantes, galerie funèbre de prodiges, événements merveilleux, apparitions nocturnes, songes épouvantables, délits mystérieux, phénomènes terribles, forfaits historiques, cadavres mobiles, têtes ensanglantées et animées, vengeances atroces et combinaisons de crimes, etc. Le nom de l’auteur ne figure pas sur la page, mais un certain J. R. P. Cuisin l’a, paraît-il, écrit [3].
      Camelotier prolifique, auteur de colportage, polygraphe paillard ou édifiant, Cuisin est un « véritable modèle de versatilité » [4]. Ses ouvrages sont cependant toujours teintés d’une ambition morale, feinte ou véritable… Le titre programmatif quelque peu hypertrophié, presque hystérique ou plutôt frénétique, atteste d’une manière d’appel qui est celle du bonimenteur des spectacles de la foire. Par cette outrance – on entend déjà crier à la parodie – Cuisin interpelle le lecteur et, le captivant par des évocations imagées, en fait son complice. Le mot prestige, que l’auteur/narrateur brandit et revendique, retient également notre attention. Le terme, au XIXe siècle, désigne l’illusion ; c’est que le mot abuse les sens et l’imagination : « Lui-même est issu par une dissimilation d’un praestigiae, apparenté à praestigiare oculos », éblouir les yeux [5]. Il s’agit pour Cuisin de donner à voir, tout est là.
      Si le graveur des frontispices des Ombres Sanglantes nous reste inconnu, on peut avancer le nom du miniaturiste et illustrateur Jean Baptiste Isidore Choquet en ce qui concerne leur dessin [6]. Certes, ces images placées au seuil de chaque volume présentent des situations visiblement typiques du roman noir : la lecture cauchemardesque et la jeune femme menacée par un brigand. Si ces images se rattachent à ce genre – nous ne contestons pas cet a priori – nous chercherons à nuancer, à préciser les modalités de ce lien. Les gravures étudiées ici, ornées, nous le verrons, de symboles oculaires et spéculaires, même spectaculaires, nous donnent l’exemple brillant d’une superposition de niveaux hétérogènes. Par une analyse attentive des dispositifs de ces gravures, nous tenterons de montrer comment elles n’ont pas qu’un lien littéral avec le texte ; elles s’enracinent dans un imaginaire plus large. C’est à dessein que nous retarderons le moment de dévoiler à quelle partie du texte ces images se rattachent, afin de montrer la nature foisonnante (et exponentielle) du sens dans l’image, que le strict rapport au texte tend à canaliser, juguler voire fixer. Notre démarche se structure en paliers successifs. Nos observations nous mèneront à voir comment les éléments iconiques se connectent, se combinent et s’articulent. Isolément, entre eux, avec le texte. Dès lors, est-il pertinent de réduire ce texte à une parodie – la critique le tient pour tel un peu facilement – quand les frontispices l’accompagnant n’appartiennent pas à ce genre ?

 

Connexion

 

      L’image dans les productions noires de Cuisin aura piqué l’intérêt des bibliophiles. C’est surtout l’éminent sadiste Maurice Heine qui fit connaître ce type de petites gravures. Si alors on leur prêtait fort peu d’intérêt, elles en avaient tout de même aux yeux des surréalistes. André Breton y voit les prémices d’une « conquête de l’irrationnel » [7]. C’est de sa collection personnelle que M. Heine tire les frontispices des Ombres Sanglantes, en 1934, pour illustrer sa contribution à la revue d’art Minotaure [8]. A sa suite Maurice Lévy, dans le prolongement des importantes recherches que l’on sait [9], est parvenu à recueillir un nombre remarquable d’images du genre [10]. Pour lui, elles semblent coller sans esprit à un texte bien « indigent » ; elles ne seraient qu’une succession de postures insignifiantes – mais pleines d’un charme désuet. Le seul intérêt consiste à en établir le classement. Dressant une typologie (dans la lignée de Propp) de l’imagerie gothique, M. Lévy reste cependant trop général devant des images qu’il considère comme mineures, souvent « naïves et frustes » [11].
      Voyez comme les images se dérobent à l’analyse ! Résistantes ! Nous émettons l’hypothèse que, d’une part, les images possèdent une certaine indépendance par rapport au texte et que, d’autre part, le lien qu’elles tissent avec lui est enrichi par cette liberté même. Ce sont elles, de prime abord, qui mettent en mouvement l’imaginaire du lecteur : les frontispices ici sous nos yeux se composent d’une image principale tenant dans un cartouche de forme octogonale (un rectangle à la française et un carré aux quatre coins coupés) bordé d’un liseré blanc. Un espace dans la zone inférieure est réservé à la lettre. Ce dispositif, le même pour l’image ornant le premier et le deuxième tome, crée donc un rapport d’ordre sériel entre celles-ci. Et d’emblée ce système s’instaure indépendamment du texte.
      Observons en détail la composition que nous présente le premier frontispice (fig. 1). En premier lieu, l’œil de l’observateur s’attarde sur la zone la plus claire (au centre) pour suivre un chemin balisé par les lignes de force de la composition. Le regard commence sa lecture par là, sur le sujet apparent de l’illustration. On voit une femme installée dans un lit encadré de lourds rideaux, glissée sous ses draps. Sa chemise de nuit, un peu lâche, dévoile la blancheur de ses épaules et de son sein droit. Elle tient un livre ouvert d’une main. L’expression de son visage et la posture de son autre main obéissent aux codes classiques de la représentation de la terreur. Son regard se dirige vers le fond du lit : une créature animale est à son chevet. Dedans, dessus, partout : des reptiles ailés s’agrippent à la tenture, rampent sous le lit, s’approchent dangereusement ; ce n’est pas tout : une main armée d’un poignard sort de ces mêmes rideaux, au dessus de la tête de la jeune femme et va pour fondre sur elle. La lampe de chevet produit un tel contre-jour que les éléments du premier plan ont une forte ombre portée : sur une desserte ronde est posé un plat où un petit oiseau squelettique semble vouloir prendre son envol. Au fond de la pièce, sur la gauche de l’image, dans l’ombre, on distingue six personnages se tenant dans les airs, penchés sur la liseuse. L’une de ces silhouettes drapées, et non moins macabres, est la mort elle-même tenant sa faux : une autre brandit des serpents et un flambeau renversé, une autre encore, une tête tranchée. Sous cet ensemble allégorique, encore un peu plus enfoncé dans l’ombre, un personnage armé, revêtu d’une cape et d’un chapeau à larges bords s’avance, penché dans l’embrasure de la porte.

 

>suite

[1] Ch. Nodier dans un article sur le roman noir, Le Petit Pierre de Spiess (Annales de la littérature et des arts du 20 janvier 1821, p. 83), qualifie cette école de « frénétique », ni classique, ni romantique : « on comprend très bien qu’après cette longue fatigue des peuples […] la littérature ait senti le besoin de renouveler, par des secousses fortes et rapides, dans les générations blasées, les organes émoussés de la pitié et de la terreur. C’est là le secret d’un siècle funeste, mais n’explique pas l’audace trop facile du poète et du romancier qui promène l’athéisme, la rage et le désespoir à travers des tombeaux ; qui exhume les morts pour épouvanter les vivants, et qui tourmente l’imagination de scènes horribles, dont il faut demander le modèle aux rêve effrayants des malades » (p. 82).
[2] Tragédie de Schiller, adaptée librement par P. Lebrun. Voir R. Bray, Chronologie du Romantisme (1804-1830), Paris, Nizet, 1971, chapitre 3.
[3] J. R. P. Cuisin, Ombres Sanglantes, galerie funèbre de prodiges, événements merveilleux, apparitions nocturnes, songes épouvantables, délits mystérieux, phénomènes terribles, combinaisons de crimes, puisées dans des sources réelles. Recueil propre à causer les fortes émotions de la terreur, deux tomes, Paris, Vve Lepetit, 1820. L’ouvrage est consultable en microfiches à la Bibliothèque nationale de France, sous la cote MFICHE Y2-57184-57185 ; également à la médiathèque Aragon au Mans sous la cote 1er st 8* 822 fonds anciens.
[4] Article « Cuisin », J. R. P. Cuisin, Dictionnaire des gens de lettres vivants Paris, Chez les marchands de nouveautés, 1826, pp. 75-76.
[5] On a pu comparer d’autres travaux de cet artiste avec ces images et une consultation appliquée d’autres illustrations des ouvrages de Cuisin. Voir également la courte notice proposée dans C. Gabet, Dictionnaire des artistes de l’école française de XIXe siècle, Paris, 1831, pp. 144-145.
[6] Article « Prestige », A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Robert, 2000. En outre, « charme des yeux » est la traduction en langue turque de Talmir (explique le narrateur), prénom de l’héroïne de la neuvième nouvelle du recueil, « La Bohémienne de Trébisonde. Mœurs musulmanes », pp. 138-176.
[7] Par cette expression (reprenant le titre d’un ouvrage de Dali paru en 1935) nous faisons surtout allusion aux aspirations essentielles des surréalistes : percevoir l’union du réel et de l’imaginaire, se libérer des mécanismes de pensée dominés par la raison, laisser libre court aux manifestations du psychisme pur dans le processus de création.
[8] M. Heine, « Promenade à travers le roman noir », Minotaure, n°5, 1934, pp. 1-5. Treize figures sont proposées, dont deux tirées de l’Histoire de Juliette de Sade.
[9] M. Lévy, Le Roman gothique anglais, 1764-1824, Paris, Albin Michel, 1995.
[10] M. Lévy, Images du roman noir, Paris, Losfeld, 1973 ; mais aussi : « Images du roman noir », Die Buchillustration im 18. Jahrhundert, 1980, pp. 156-165 ; « Les illustrations du roman "noir" en France à la fin du XVIIIe siècle », dans L’Illustration du livre et la littérature au XVIIIe siècle en France et en Pologne, Varsovie, 1982, pp. 123-130.
[11] M. Lévy, « Images du roman noir », Die Buchillustration im 18. Jahrhundert, Op. Cit., p. 156.