Fig. 15. E. Sougez, Alphabet, Lettre Dd, domino, 1932
Fig. 16. E. Sougez, Alphabet, Lettre Cc, chinois, 1932
Fig. 17. E. Sougez, Alphabet, Lettre Hh, hareng, 1932
Fig. 18. E. Sougez, Alphabet, indien, 1932
Fig. 19. E. Sougez, Alphabet, Lettre Uu, uniforme, 1932
Fig. 20. E. Sougez, Alphabet, Lettre Aa, abricot, 1932
Fig. 21. E. Sougez, Alphabet, Lettre Ss, savon, 1932
Fig. 22. E. Sougez, Alphabet, Lettre Bb, balle, 1932
Majuscules, minuscules : Alphabet, de la lettre au mot
Car le thème de l’alphabet exige une écriture « normée » de la lettre en majuscule puis en minuscule dans un ordre déterminé de la lettre A à la lettre Z. S’ajoute à cet énoncé de la lettre, un mot composé en capitale. La formule trilingue de l’album requiert, pour chaque mot, un choix spécifique adapté aux langues à illustrer, l’initiale de chacun d’entre eux devant être identique en français, en allemand et en anglais. Sougez s’accommode de cet obstacle des langues en proposant, et des sujets traditionnels comme à la lettre D pour laquelle il propose une photographie représentant un jeu de dominos (fig. 15), et des suggestions originales quand les lettres le permettent. Il innove pour la lettre C qu’il associe avec le mot chinois (fig. 16), tout comme pour la lettre H et le mot hareng (fig. 17). Désormais, Sougez sort « des sentiers battus » comme le revendique Henri Jonquières dans les pages de l’édition du Cercle de la librairie [43]. Cependant la nouveauté ne provient pas souvent du mot sélectionné mais de la manière dont il est illustré.
Ainsi rien d’original dans le choix du sujet pour la lettre I. Pourtant le photographe fait œuvre d’imagination, en remplaçant la représentation traditionnelle de l’indien par la photographie, en gros plan, d’un mannequin du musée du Trocadéro (fig. 18). Il revisite les codes. L’indien n’est plus le héros d’un roman d’aventure, mais un homme dont les caractéristiques ont été restituées « fidèlement » par les scientifiques et les ethnologues.
Dans cet album, les photographies sont toutes figuratives, précises et objectives. Elles suivent le propos de Mary Steichen Martin
qui trouvait que les images destinées aux petits étaient trop souvent entachées d’un subjectivisme artistique qu’elle qualifiait de falsificateur. Elle souhaitait des représentations objectives qui éviteraient tout effet [44].
Sougez montre le pouvoir visuel de ses photographies simples et dépouillées, mais cherche tout de même à complexifier ses propositions grâce à des mots recherchés qui lui permettent de créer des compositions subtiles.
Le mot uniforme semble le plus représentatif (fig. 19) en regroupant à lui seul plusieurs significations. Il désigne à la fois une chose de forme et d’aspect identique, mais aussi un habit militaire ou un vêtement porté par divers corps de l’Etat et catégories de personnel. Sougez, connu pour ses talents de composition, cherche à retranscrire la polysémie du mot. Les figurines qui composent l’image sont similaires d’aspect et de forme. L’éclairage artificiel qui structure l’image dessine sur le sol, à intervalles réguliers, les ombres des petits soldats de plomb qui s’alignent en file indienne sur un escalier aux marches régulières. L’uniformisation de ces marches rappelle la photographie intitulée L’Escalier d’Alexandre Rodtchenko [45], réalisée en 1930, dans laquelle l’homogénéité des ombres photographiées et la régularité des lignes de la composition témoignent d’une recherche de structure. En 1931, Sougez choisit pour l’image en regard du mot uniforme une composition étonnamment proche de celle de son confrère russe, inscrivant ses mises en scènes photographiques produites pour l’édition au rang de ses natures mortes réalisées en atelier tout en égalant les travaux photographiques produits par l’avant-garde photographique.
Si les travaux de Rodtchenko intéressent Sougez, les photographies d’Edward Steichen semblent plus liées à sa production. Mais Sougez connaît-il l’imagier réalisé en 1930 par son confrère dont il publie par ailleurs d’autres photographies dans les pages du numéro spécial Photographie d’Arts et Métiers graphiques ? Rien ne permet de dire si Sougez a vu cet imagier [46], cependant les choix iconographiques présentés dans les deux albums sont saisissants de ressemblance.
Dans The First picture book, Everyday things for babies, Steichen imprime ses photographies en pleine page tout comme le font Jonquières et Sougez l’année suivante. S’en suivent des similitudes thématiques : quand l’américain photographie une coupe de fruits, Sougez illustre la lettre A avec une assiette d’abricots (fig. 20). D’un côté Steichen photographie un lavabo sur lequel est posé un savon, de l’autre Sougez photographie deux mains plongées dans un bac contenant de l’eau et tenant un savon (fig. 21). D’autres correspondances se vérifient comme la référence aux balles choisies pour la lettre B (fig. 22) et les wagons présentés à la lettre W (fig. 23).
Sougez et Jonquières poursuivent au-delà de ces correspondances leur propos sur le jeu affiché en couverture. Sougez reconstitue avec quelques figurines à la lettre J pour le mot jockey (six cavaliers devant une barrière) une course imaginaire qu’un enfant se serait amusé à créer (fig. 24). Les figurines placées côte à côte miment une course de chevaux. Cette reconstitution avec accessoires et mise en scène fait référence à l’univers de l’enfant. Sougez fait ainsi du jouet, qu’il soit cube, balle, wagonnet ou soldat de plomb, les sujets principaux de ses images. Dans cette double page, le photographe reconstitue finalement, peut-être plus qu’ailleurs, un univers fictif où le jeu l’emporte sur la réalité invitant l’enfant à percevoir plus que le mot illustré, un monde où ses codes et son univers seraient traduits. De ce fait Sougez propose une histoire photographique qui complète le langage textuel dont la richesse informative est inexistante pour l’ignorant en matière d’écriture. Tout comme Jonquières, Sougez répond, à sa façon, à Laszlo Moholy-Nagy en considérant l’enfant comme un lecteur d’images. Il offre ainsi différents niveaux de lecture et une polysémie visuelle en stimulant l’imagination tout en convoquant un univers objectif et non falsificateur.
L’album alphabétique constitue les prémices de la rencontre du lecteur avec le textuel mais il apparaît également comme l’une de ses premières références graphiques. Rien d’étonnant alors à ce que les photographes de la Nouvelle Objectivité cherchent à conquérir ce public malléable qu’il faut former à la lecture photographique. C’est pourquoi Jan Tschichold soutient l’usage d’une typographie étudiée et adaptée à chaque type de support :
Dans l’art de l’imprimerie, ce qui compte avant tout c’est ce que nos yeux rencontrent chaque jour : livre d’images et abécédaires pour commencer, puis livre de lecture, manuel scolaire, roman, journal, prospectus [47].
Rappelons ici que l’abécédaire est un livre pour apprendre l’alphabet, et que l’alphabet est un livre à l’usage des enfants mais aussi un système de signes graphiques servant à la transcription des sons d’une langue. Cette double signification du terme alphabet incite certainement Henri Jonquières et Emmanuel Sougez à jouer sur les deux tableaux. Dès lors, Alphabet peut être vu et lu comme un abécédaire illustré et convenir aux enfants ou être perçu comme un ensemble de 26 lettres typo-photographiques comme l’est l’Alphabet de Maurice Cloche, publié en 1928 par les Arts et Métiers graphiques. La frontière est mince, pourtant il va de soi qu’un effort considérable a été déployé pour faire d’Alphabet de Sougez le réceptacle des recherches en cours. Le nombre d’albums imprimés [48] semble confirmer le caractère bibliophilique de ces objets destinés soit aux collectionneurs, soit aux enfants de collectionneurs. Le projet de Jonquières et de Sougez s’écarte sans conteste des sentiers battus, dépasse tous les engagements réalisés en France dans ce secteur éditorial. Pourtant l’investissement reste peu rentable et les retombées économiques insatisfaisantes. L’hypothèse d’un échec commercial de Regarde ! « Mes photos », expliquerait la conduite de l’éditeur qui laissa le soin à un confrère, Antoine Roche, plus téméraire peut-être, de diffuser Alphabet.
Cette aventure éditoriale soumise aux aléas du marché est d’une qualité remarquable. Mêlant une composition typographique réfléchie et une photographie exemplaire, cette collection pensée par deux hommes de talent n’a eu aucun équivalent en France dans les années qui suivirent. Si la photographie d’auteur est parfois sollicitée comme illustration, elle ne se généralise pas. Ainsi, seul Pierda est invité à créer pour Delagrave entre 1933 et 1935 quatre albums photographiques [49]. Mais l’investissement financier reste trop important, même pour une maison d’édition de cette dimension, qui choisit dès 1936 de s’orienter vers une collection intitulée Le Livre illustré par le film plus rentable. Cette collection conçue à partir de photographies de plateaux réalisées lors du tournage d’un film reprenant pour sujet une œuvre romanesque, comme a pu l’être les Quatre filles du Docteur March en 1934, est un moyen de supprimer les frais d’un illustrateur tout en garantissant par le succès du film, le succès éditorial. D’autres maisons d’édition tentent l’aventure du livre de photographies pour enfants comme O. E. T. qui diffuse un album d’Ergy Landau intitulé Enfants en 1936 [50] et les œuvres d’Ylla sur les animaux domestiques [51] la même année.
Mais rien ne surpasse le projet d’Henri Jonquières qui, grâce à une combinaison professionnelle de génie, concourt à la réalisation d’une œuvre magistrale qui témoigne d’une communion intellectuelle sans équivalent.