Fig. 1. E. Sougez, Alphabet, couverture, 1932
Fig. 2. Page 48 de la rubrique Actualité graphique, 1933
Fig. 3. E. Sougez, Regarde ! « Mes photos », 1931
Fig. 4. Pages 298-299 de l’ouvrage Livres d’étrennes
et publications périodiques, 1931
Fig. 5. Page 308 de l’ouvrage Livres d’étrennes et
publications périodiques, 1932
Autour de 1920 un nouveau courant artistique d’avant-garde apparaît en Europe centrale sous le nom de Nouvelle typographie. Les acteurs de ce mouvement cherchent à adapter les compositions et les techniques typographiques aux besoins de la société moderne. La lettre, comprise comme caractère, fait l’objet, dans ce courant artistique, d’importantes modifications formelles, transformant irrémédiablement les supports imprimés. Dorénavant, les enseignes, les affiches et les prospectus produits principalement en Allemagne par les artistes du Bauhaus, en Tchécoslovaquie et en URSS concentrent les propositions de Tschichold, Moholy-Nagy, Schwitters, El Lissitzky. A la même époque, en France, l’union entre les Beaux-arts et les arts appliqués reste marginale. Les imprimeurs comme les éditeurs persistent à employer pour les couvertures d’ouvrages, les encarts publicitaires, les caractères traditionnels, comme les Elzévir ou le Romain Didot, répertoriés dans le Manuel français de typographie moderne [1] de Francis Thibaudeau [2], typographe confirmé de l’atelier Deberny & Peignot.
Les suggestions de la Nouvelle typographie, pourtant plébiscitée par les avant-gardes d’Europe centrale, font l’objet d’attaques de la part de la communauté des typographes, qui voit en elles un appauvrissement du métier. Mais à la fin des années 1920, les idées du groupe finissent par s’imposer, sans toutefois contraindre les professionnels dans un modèle unique. C’est dans ce contexte que les typographes français, soucieux de préserver leurs spécificités nationales, conservent leur originalité tout en incorporant des modèles étrangers.
Se produit alors en France, une assimilation des formules typographiques européennes qu’Henri Jonquières (1895-1975), éditeur parisien, et Emmanuel Sougez (1889-1972), photographe-illustrateur, adaptent dans un abécédaire photographique trilingue intitulé Alphabet (fig. 1). Ils y réunissent les recherches du groupe français rassemblé autour de Charles Peignot dont les idées circulent dans la revue Arts et Métiers graphiques et celles défendues par les représentants du groupe de la Nouvelle typographie pour bâtir une œuvre de synthèse dans laquelle ils associent deux langages optiques : la typographie et la photographie. Alors que Tschichold et Moholy-Nagy choisissent de faire fusionner ces deux langages sous le nom de typophoto [3], en France les puristes de la Nouvelle Objectivité, dont fait partie Emmanuel Sougez, restent dans une présentation dichotomique : d’un côté le texte, de l’autre l’image. Si Alphabet est un essai typographique et photographique, c’est aussi un album qui tente « d’être, comme le livre d’Aenne Biermann intitulé 60 Fotos, un instrument de connaissance et de compréhension du monde, un outil intellectuel et pédagogique » [4].
Quelques expositions, comme celle de 2001 intitulée Figures Parfaites Hommage à Emmanuel Sougez au musée des Beaux-arts de Grenoble [5], ont présenté l’œuvre photographique d’Emmanuel Sougez en relation avec la photographie d’alors, mais aucune n’a analysé Alphabet en fonction des théories des avant-gardes. Malgré la diffusion en 1933 d’Alphabet dans la revue Arts et Métiers graphiques [6], diffusion qui élevait l’album au rang des Actualités graphiques de la période (fig. 2) au même titre que les affiches de Cassandre ou de Carlu, les plaquettes publicitaires et les annonces de l’entreprise Draeger frères, aucune exposition n’a montré la polysémie de cet ouvrage destiné certes aux enfants, mais également à la profession, aux collectionneurs et bibliophiles.
Pour Henri Jonquières, les recherches ne semblent pas plus avancées. Aucun ouvrage ne fait cas du parcours de cet éditeur typographe [7] et n’évoque les choix qu’il a menés pour Alphabet. Encore aujourd’hui les chercheurs qui présentent cet album photographique nomment dans le rôle de l’éditeur Antoine Roche, sans étudier la fonction qu’il a vraiment tenue dans cette publication.
Il faut donc remonter la piste, analyser l’album et les clichés d’Emmanuel Sougez, comparer les formes typographiques, les choix éditoriaux, pour envisager le support dans son ensemble, textes et images associés. Notre étude évoquera le processus de création d’Alphabet et dévoilera les filiations et les spécificités qu’il contient. Enfin nous présenterons Henri Jonquières pour comprendre que son style et ses engagements ont apporté à Alphabet une dimension européenne, tant par son édition trilingue que par sa conception typographique.
Le livre de photographies. Une proposition symptomatique
de l’entre-deux-guerres
En 1930, Henri Jonquières se spécialise dans le livre de photographies. Il commence en commercialisant des recueils préfacés, richement documentés sur les grands noms de la photographie, comme Eugène Atget [8]. Il franchit un cap l’année suivante avec Regarde ! « Mes photos » [9] (fig. 3) puis Alphabet. Son but n’est plus alors de produire des compilations photographiques mais de penser la photographie, comme il pensait auparavant la gravure ou le dessin lithographié : en tant qu’illustration.
En 1931, les annonces du Cercle de la librairie intitulées Livres d’étrennes et publications périodiques indiquent la parution chez Henri Jonquières « Des premiers albums en photographie pour les enfants » [10] (fig. 4). La mention suivante complète l’annonce : « Nous avons des éditions en quatre langues, souscrites à l’étranger c’est donc le grand succès de l’année comme livres d’étrennes pour les enfants, par la conception et la présentation nouvelles qui sortent des sentiers battus » [11]. Henri Jonquières prend conscience des innovations qu’il apporte au domaine et du succès probable des deux premiers albums, Regarde ! « Mes photos » et Alphabet réalisés avec Emmanuel Sougez. L’avenir est moins prometteur qu’il semble le croire à ce moment, car faute de moyen et peut-être de succès, la collection est coupée dans son élan par la récession économique [12]. Et, si Regarde ! « Mes photos » est effectivement publié par Henri Jonquières, la maquette d’Alphabet sera reprise et imprimée en 1932 par Antoine Roche, un confrère [13] (fig. 5) dans le respect des choix établis par son prédécesseur mais moyennant quelques modifications. Ce dernier ajoute sur la couverture le nom de l’auteur, Sougez,ce qu’Henri Jonquières n’avait pas indiqué ni pour Regarde ! « Mes photos », ni pour Alphabet. Cette mention, voire cet acte commercial, valorise l’auteur de l’ouvrage tout comme les choix d’Antoine Roche. Pour Henri Jonquières, Emmanuel Sougez reste, à l’instar d’Oberlé et de Dignimont avec lesquels il travaille, un illustrateur qui met en images ses premiers albums photographiques, tandis qu’Antoine Roche le considère comme un auteur par l’indication suivante : « L’Alphabet Photographique de Sougez » [14]. Alors l’album d’illustrations photographiques d’Henri Jonquières devient chez Antoine Roche un livre d’artiste, un livre de photographe.
[1] Fr. Thibaudeau, Manuel français de typographie moderne, faisant suite à la Lettre d’imprimerie, Paris, Bureau de l’Edition, 1924. « Je puis vous commenter que je conserve comme un trésor l’une des “bibles” de mon père. Voici la référence exacte de ce qu’il appelait “le Thibaudeau” : Fr. Thibaudeau, La lettre d’Imprimerie et 12 Notices sur les Arts du Livre. Préface de Georges Lecomte, Paris, Bureau de l’Edition, 1921 » (courriel inédit de Marie-Loup Sougez du 23 et 24 avril 2008).
[2] Fr. Thibaudeau (1860-1925) est le premier typographe français à concevoir un système rationnel de classement des caractères.
[3] L. Moholy-Nagy, Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, Paris, Gallimard, « Folio Essai », 2007. Première édition L. Moholy-Nagy, Malerei, Fotografie, Film, Munich, (Bauhausbücher 8), A. Langen, 1925. Première édition française, L. Moholy-Nagy, (préface de D. Baqué), Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993.
[4] O. Lugon, « Nouvelle Objectivité, nouvelle pédagogie. A propos de “Aenne Biermann. 60 Fotos” 1930 », dans Etudes photographiques, n°19, décembre 2006, p. 29.
[5] F. Denoyelle, S. Lemoine (dir.), Figures parfaites Hommage à Emmanuel Sougez, Paris, RMN, 2001.
[6] Dans « Actualité Graphique », Arts et Métiers graphiques, n°33, janvier 1933, p. 48.
[7] H. Jonquières, « De 1921 à 1964. Du livre encore du livre toujours du livre, Henri Jonquières éditeur typographe », Cahiers d’Estienne, n°30, 12 juin 1964.
[8] P. Mac-Orlan, B. Abbott, Eugène Atget photographe de Paris, Paris, Editions Henri Jonquières, 1930.
[9] E. Sougez, Regarde ! « Mes photos », Paris, Editions Henri Jonquières, 1931.
[10] Livres d’étrennes et publications périodiques, Paris, Cercle de la Librairie, 6 novembre 1931, pp. 298-299.
[11] Ibid., pp. 298-299.
[12] « Emmanuel Sougez projeta un autre livre pour enfants (qu’il ne réalisa jamais) qui aurait consisté en un conte se déroulant dans un univers de cocottes en papier » (Marie-Loup Sougez, « Alphabet d’Emmanuel Sougez, La photographie dans les livres pour enfants », La Revue des livres pour enfants, n°168-169, avril 1996, p. 73).
[13] « Je sais seulement qu’en parlant beaucoup plus tard avec mon père, il me commentait qu’Antoine Roche était mort peu après la parution du livre [Alphabet]. Il le citait comme un dilettante fortuné, très cultivé, opiomane et homosexuel » (courriel inédit de Marie-Loup Sougez du 25 juin 2007).
[14] Livres d’étrennes et publications périodiques, Op. cit., p. 308.