Fig. 10. Pierda, Ne Bougeons plus, couverture, 1934
Fig. 11. Pierda, Ne Bougeons plus, Majuscules, 1934
Fig. 12. E. Sougez, Alphabet, Kangourou, 1932
Cube et carré. Alphabet, un exemple de purisme ?
Ainsi, Alphabet est né d’une réflexion commune entre le photographe et l’éditeur typographe. Ouverture sur l’album, point d’accroche du sens optique, la couverture est pour l’éditeur la synthèse et le résumé visuel du contenu de l’ouvrage. Elle doit captiver et inciter à l’achat sans dérouter le lecteur tout en s’inscrivant dans la ligne intellectuelle et éditoriale de la maison, qui tente en 1930 de proposer une réponse inédite aux recherches sur la lettre et l’image. Jonquières invite Sougez à insérer dans sa photographie, qui servira de couverture, un discours sur le langage textuel et visuel comme le faisait autrefois le frontispice.
Pour ce faire, le photographe introduit l’idée du jeu par une mise en scène qui prend le cube pour modèle. Ces cubes recouverts sur les six faces de lettres capitales invitent l’enfant à la lecture. Une lecture qui passe par le jeu. Un jeu de construction que la pyramide de cubes évoque. Mais cette pyramide de cubes écroulés ne convoque pas un sens de lecture normé, contrairement à celle que proposera Pierda en 1934 dans son alphabet photographique intitulé Ne bougeons plus [24] (figs. 10 et 11). Pierre Portelette (1890-1971), qui prend le pseudonyme de Pierda, est connu dès les années 1920 pour ses dessins humoristiques du Journal amusant et ses illustrations en couleurs d’albums pour enfants. Au début des années 1930, il s’engage avec les éditions Delagrave dans un partenariat exclusif dont le but est de créer une collection d’albums photographiques pour enfants. Pour ne pas mélanger ses activités artistiques, il segmente sa création : d’un côté le dessin, l’aquarelle et la gravure, de l’autre la photographie. Sous le nom de Pierre Portelette, il poursuit ses réalisations graphiques, participe à l’illustration de revues pour enfants et choisit, en tant que photographe, de se faire connaître sous le pseudonyme de Pierda. D’un simple loisir réalisé en amateur dans le cercle familial, il inaugure, aidé par sa femme, une pratique semi-professionnelle de la photographie qui lui ouvre les portes d’une production d’auteur où ses jeunes enfants se prêtent aux jeux des scénarios. Mais Sougez, contrairement à Pierda dont l’esthétique est conventionnelle ne cherche pas dans son alphabet à orienter le regard de l’enfant vers une lecture normative mais à jouer avec les lettres, les formes et les effets graphiques, en invitant l’enfant à apprendre plus à regarder qu’à lire.
La forme géométrique du cube rentre également en résonance avec le format carré [25] de l’album et le caractère bâton qui compose le titre Alphabet. Henri Jonquières propose certes le format carré dans le but de préserver les proportions de certaines images réalisées au Rolleiflex comme celles du kangourou (fig. 12) ou du zèbre (fig. 13), mais c’est surtout le moyen, pour lui, de faciliter la mise en page et l’organisation typographique systématiquement agencée sur la page gauche. Qui plus est, ces deux formes géométriques que sont le carré et le cube, se révèlent essentielles pour l’avant-garde française qui, autour d’Amédée Ozenfant [26] et de Charles-Edouard Jeanneret, crée des œuvres graphiques dans lesquelles ces figures géométriques tiennent une place centrale. En 1920, dans l’essai intitulé Sur la plastique, Ozenfant et Jeanneret précisent que :
[…] le besoin d’ordre est le besoin le plus élevé des besoins humains ; il est la cause de l’art lui-même (…) les éléments physiques premiers de tout travail plastique sont le carré, le triangle et le cercle [27].
Cette recherche d’un art organisé selon des formes géométriques sert de modèle à la composition photographique et typographique d’Alphabet qui, en 1931, synthétise cette théorie déjà ancienne mais présente tout au long des années 1930 dans les compositions photographiques d’Emmanuel Sougez.
En réponse aux recherches typo-photographiques souvent bidimensionnelles, Sougez propose une alternative tridimensionnelle avec, en couverture d’Alphabet, une photographie. Plus conceptuelle que ne l’est celle de Regarde ! « Mes photos »,cette image intègre les propositions des avant-gardes photographiques. Il dramatise le sujet par un éclairage artificiel, une lumière rasante, joue avec les contrastes lumineux. Ces effets plongent le lecteur dans un chaos étrangement organisé où les cubes et leurs ombres projetées structurent la composition. L’image déstabilise, mais stimule le regard, par le choix d’une prise de vue en plongée, renforce les tensions entre le fond neutre et la forme en déséquilibre, façonne l’imaginaire par le cadrage resserré sur l’objet. Avec cette couverture attrayante, Sougez cherche à attirer l’enfant vers la lecture et inscrit sa démarche à la frontière entre deux styles : l’un constructiviste sans en avoir la portée idéologique, l’autre puriste. Cette couverture informative et documentaire valorise l’objet manufacturé qui s’affiche partout comme le thème récurrent du Purisme en perte de vitesse, de la Nouvelle Vision et la Nouvelle Objectivité en plein essor. Quant à Henri Jonquières, il s’investit, avec la couverture d’Alphabet et de Regarde ! « Mes photos », dans un réemploi et une diffusion des caractères parmi les plus innovants.
Ainsi, l’importance accordée par le photographe aux effets graphiques plus que didactiques, ébranle l’idée généralement admise selon laquelle Alphabet n’est qu’un livre pour enfants. En outre, la référence au Purisme, l’usage du format carré et la composition typo-photographique indiquent clairement le désir de faire de cette œuvre une synthèse des théories des avant-gardes. L’éditeur et le photographe concourent donc à la création d’une œuvre composite, où la photographie et la typographie s’accordent ensemble à proposer une esthétique originale.
Regarde ! « Mes photos » : une couverture typo-photographique
Ce qui ressort de la couverture d’Alphabet, c’est l’efficacité de son message et son apparente structure. La composition asymétrique de l’image photographique et le décalage du titre sur le côté droit comme pour l’album Regarde ! « Mes photos » dynamisent la page. Jonquières place le texte de telle sorte que le regard du lecteur circule sur toute la surface de la couverture. Mais ce second essai reste visiblement moins concluant que celui réalisé pour Regarde ! « Mes photos ».
Ici, le dialogue entre la photographie du bébé et le titre Regarde ! placé en haut à droite dans l’axe du regard de l’enfant confirme le lien entre l’image, le titre et sa signification. La position du mot et de l’image rappelle les couvertures des revues et les affiches d’Alexander Rodtchenko [28] dans lesquelles il expérimente dès le début des années 1920 des compositions et des assemblages typo-photographiquesinnovants. Ses recherches sur la lettre et l’image trouvent une expression aboutie dans l’affiche de 1925 pour Lenguiz, les éditions d’Etat de Leningrad [29]. Dans cette œuvre, Rodtchenko associe à une photographie de Lily Brick plusieurs couleurs et un ensemble de mots dont l’un sort littéralement de la bouche du personnage photographié.
Sougez et Jonquières tentent de provoquer le même effet, la même sensation. Ils insistent sur l’acte de regarder par le rapprochement du motet du regard de l’enfant tourné vers lui. Le lien créé entre les yeux et le mot Regarde ! donne du sens au contenu de l’album ; un album qui encourage la contemplation. L’éditeur et l’auteur invitent l’enfant, par l’impératif, à contempler le monde à travers l’image photographique imprimée. Dans le même registre, l’intitulé Alphabet dirige le lecteur vers le contenu de l’album suggéré par les lettres tracées sur les cubes en couverture. Ils convoquent ainsi la même idée dans ces deux albums, celle d’une invitation à la connaissance par le jeu, l’expérience visuelle et linguistique.
Mise en page, mise en image
Contrairement à Regarde ! « Mes photos » qui ne compte que vingt-quatre photographies et légendes, Alphabet contient vingt-six feuillets, un pour chaque lettre de l’alphabet. Si la lettre et le mot en trois langues sont associés à une photographie dite « objective », c’est toujours selon un modèle de mise en page unique, standardisé et systématisé. Sur la page de droite, une photographie imprimée en héliogravure illustre le mot qui lui fait face sur la page de gauche (fig. 14).
Tandis que la « belle page » est réservée au langage visuel, la page de gauche sert de support au texte. Chaque page garde sa fonction ; ainsi l’éditeur harmonise l’album à partir d’un seul modèle de composition comme il l’avait déjà fait avec Regarde ! « Mes photos ». La double page s’impose aux lecteurs comme le lieu où l’image et le texte s’associent dans une un discours commun. Mais la séparation entre le texte et l’image demeure très nette. Les deux langages optiques sont juxtaposés et non assemblés. Henri Jonquières dissocie les informations pour faciliter l’impression, contrairement aux recommandations des adeptes de la typophoto. Le choix d’un papier cartonné épais permet au dispositif de fonctionner et supprime l’effet de transparence. L’impression des photographies est réalisée sur le recto du papier, les textes sur le verso. L’ensemble n’a plus qu’à être découpé au format et relié.
Contrairement à la page de droite, couverte entièrement par la photographie, la page de gauche nécessite un agencement spécifique. Le format carré simplifie la tâche. La page est divisée en son milieu dans le sens de la verticale. A partir de cet axe, l’éditeur crée deux zones aux dimensions identiques : l’une accueille la lettre majuscule puis minuscule, l’autre le mot en trois langues. Le découpage se prolonge dans la partie à gauche de l’axe central. Cette zone est divisée en deux espaces de même dimension. Le carré du haut reçoit la majuscule en caractère bâton rouge vif, celui du bas contient la minuscule correspondante. Sur la partie à droite de cet axe, les trois mots associés à la lettre sont disposés les uns sous les autres à intervalle régulier.
Henri Jonquières connaît parfaitement les rouages de l’imprimerie qu’il côtoie depuis 1922 grâce à l’entreprise Deberny & Peignot. Il sélectionne le format carré pour les souplesses qu’il offre lors de la mise en page et de la composition typographique. D’un grand carré, il obtient deux carrés plus petits et trois rectangles introduisant une rythmique dans la page de gauche, souvent moins travaillée au profit de la page de droite. Il rétablit l’équilibre sur la double page, conserve l’intérêt pour la photographie mais attire et retient le regard du lecteur sur la page typographique où l’alphabet textuel se déploie. Rien n’est laissé au hasard, voire tout tend à répondre aux impératifs d’un système extrêmement codifié.