Dans son livre sur Rops et la littérature (De l’encre dans l’acide. L’œuvre gravé de Félicien Rops et la littérature de la Décadence, 2002), Hélène Védrine a montré, par d’autres exemples, à quel point Rops, en artiste qui avait choisi la librairie comme premier lieu de diffusion de son œuvre, jouissait d’une incontestable autorité dans le champ littéraire. Outre ses interventions, directes ou indirectes, dans la presse, Rops jouait également auprès de ses confrères auteurs le rôle de conseiller littéraire, n’hésitant pas à émettre des jugements sur leurs œuvres et la manière de mener leur carrière. Ainsi, dans une lettre à Péladan, le graveur critique-t-il, par exemple, le titre d’ Éthopée choisi par l’écrivain pour son cycle romanesque [29]. La relation entre les deux artistes, auteur et illustrateur, témoigne d’ailleurs bien de la position dominante du peintre vis-à-vis de l’écrivain. Alors que d’ordinaire, c’était à l’artiste de se mettre au service du texte, Péladan propose à Rops de « texter » ses illustrations :
D’ordinaire, vous illustrez des textes ; je vous propose de texter vos illustrations soit en construisant quelque chose de suivi sur une série de dessins, soit en adoptant une sorte de poème en prose à chaque eau-forte [30].
Doté de cette autorité dans le champ littéraire, Rops, qui se montra également très inventif dans la rédaction de
ses titres, légendes et autres marginalia, se forgea une solide réputation dans le monde des lettres sans avoir publié un seul livre.
James Ensor, lui aussi, sut obtenir de la part des littérateurs (avec qui il entretint des relations étroites mais parfois houleuses) une forme de
reconnaisance grâce à une pratique extrêmement peu orthodoxe de la langue. Si Rops écrit dans les marges de la littérature, Ensor, quant à lui, écrit
contre la littérature institutionnalisée et les « hommes de lettres » - ceux qu’il nomme dans un dessin de 1896 Les Cuisiniers dangereux -, si
prompts à éreinter la réputation d’un peintre dans leurs critiques. L’inventivité langagière d’Ensor, saluée par Verhaeren comme
« folle, amusante, superlificoquentieuse »
[31], provient précisément d’une contestation des codes et des « ficelles » du métier. C’est aussi
parce qu’il « n’écrit pas bien (...) ignore tout du métier d’écrire et veut l’ignorer » que Franz Hellens, dans la préface
à l’édition de 1974 des Écrits du peintre, lui rend hommage [32]. Si la fronde d’Ensor contre la langue du pouvoir
et les codes de l’institution s’origine dans une « frustration sociologique par rapport à l’écrit » [33],
comme l’affirme Hugo Martin, ses expériences dans le domaine de l’écriture se constituent peu à peu en un véritable art poétique qui cherche à
rafraîchir « ce pauvre français de nos pères, malmené, enchevêtré, pourri, gangrené, dissolu, fourmillant de règles et
d’exceptions, de folles contradictions » [34]. Le peintre rêve de créer des « mots très doux sonnant
picturalement » [35], des mots « sucrés, poivrés, épicés, pimentés de musique, assaisonnés
de peinture, persillés de littérature et garnis d’architecture » [36].
Cette langue physique, en prise directe avec la sensation et l’émotion, affiche par ailleurs de nombreuses marques d’oralité :
onomatopées, jeux sonores, exclamations trahissent la présence du corps de l’orateur qui invective et s’exclame :
Et maintenant on crie sur tous les toits : soustraction de Flandre, addition de France, division de Belgique, devise grenouillère
gravée au creux des vases de vos bébés et des cafetières de vos aimées. (...)
Flamands et Wallons, Mésopotamiens, oubliez vos querelles de langues et tel le Suisse à langue tiercée, vivez en paix, ronflez en cadence,
bouffez vos cornichons, salez vos lauriers.
Et pif-paf et paf-pif ! Bouquet d’artifice et bombes pralinées, pétards, pruneaux, fusées et plan, plan ! rataplan !!
pour saluer Michiel van Ghelderode le bon Flamand, franc d’accent et de couleur. Célébrons le feu de ses roses carabinées, de ses scènes, de ses proses [37].
Comme Rops, Ensor a choisi pour moyens d’expression des formes non canoniques : préfaces, réponses à des enquêtes, mais surtout textes tirés de discours qu’il prononçait à l’occasion de manifestations ou célébrations organisées en son honneur. On retrouve chez lui une méfiance que partagent vis-à-vis de l’écrit nombre de peintres, qui préfèrent confier leur parole lors d’entretiens ou par le biais de souvenirs transmis par un tiers. Les souvenirs, propos recueillis et autres enquêtes constituent d’ailleurs l’un des modes privilégiés par les artistes pour léguer leurs propos à la postérité sans assumer la position d’auteur. Comme le déplore Georges Denoinville, qui souhaitait publier dans Le Voltaire, à l’occasion de l’Exposition de 1900, une série de lettres où les artistes auraient fait part de leur opinion sur l’art de leur temps, la plupart d’entre eux préférèrent s’abstenir ou confier leur avis à la parole plutôt qu’à l’écrit, en prétextant leur incompétence littéraire. Le critique tente d’expliquer ce phénomène :
Seulement, les peintres me l’ont encore dit et redit : ils n’aiment pas écrire ; très occupés, en
vérité, du Salon et de l’Exposition universelle.
Mais d’ignorance, ils se targuent volontiers, les peintres : d’aucuns même que je sais très savants et beaux rhéteurs.
C’est une pose comme une autre [38].
Stratégie qu’on retrouvera par exemple chez Dubuffet, rétif au rôle de théoricien ou de penseur de son art, mais qui usa de
la forme de l’interview, complètement retravaillée par ses soins, pour exprimer ses propos sur l’art sans avoir recours à une forme savante de l’écrit
qui lui répugnait [39].
Les « mauvais traitements » qu’Ensor impose à la langue sont emblématiques de cette « ère du
soupçon » dans laquelle la supériorité du verbe entre peu à peu, imprimant, au tournant du siècle, une nouvelle tension entre peinture et
littérature, et favorisant l’apparition de la pluridisciplinarité et des pratiques mixtes. Le Salon des écrivains-peintres organisé à Bruxelles en 1908 sous
le titre Les Violons d’Ingres soumet à l’appréciation des artistes, comme Ensor, Khnopff ou Théo Hannon, invités à assumer le rôle de
critiques, les productions des écrivains qui avaient l’habitude de juger leurs toiles (Lemonnier, Des Ombiaux, Van Lerberghe, Maus, etc.). Cette manifestation, par-delà son
caractère de revanche des peintres vis-à-vis des salonniers, témoigne d’une modalité nouvelle dans l’histoire des rapports entre littérature et
peinture en Belgique. Plus qu’une simple rencontre, cet événement, où l’écrivain se convertit en artiste et vice-versa, préfigure la dissolution des
frontières entre les deux pratiques et l’accès à la pluridisciplinarité, tendance qui ira en s’accentuant durant la première moitié du XXe
siècle. Il apparaît en effet difficile désormais de classer les artistes de manière définitive en fonction de leur pratique « dominante ».
Hannon, en effet, prend rang aux côtés des peintres, alors qu’il est aussi l’auteur d’une
œuvre poétique reconnue et animateur de revues d’avant-gardes, tandis que les productions d’Elskamp figurent aux cimaises alors que l’essentiel de son œuvre,
graphique et littéraire, s’inscrit au cœur du livre. À partir de ce moment, des expériences communes se mènent sur la page et la toile, voire dans de fructueux
allers-retours de l’une à l’autre.