Comme l’explique Bernard Vouilloux, c’est grâce au détour par les arts plastiques que le texte a pris conscience de sa matérialité, s’ouvrant de nouveaux possibles expressifs, jusqu’à l’affranchissement vis-à-vis de la signification, comme chez Michaux par exemple :
Matérialité sensible, d’abord, dans le grain de la phrase (transposition d’art), puis dans l’unité du morceau (poème en prose), enfin dans l’organisation même du livre (tendance à la fragmentation). Parvenu à ce stade, le matériau littéraire lui-même fonctionne en homologie avec les catégories de la peinture, spatialité et contiguïtés [16].
Ces échanges et ces rapports entre plume et pinceau se développent en effet dans un siècle où, se dégageant de la relation
hiérarchique qui les déterminait jusqu’alors, au profit de la littérature, les arts se mettent à dialoguer et, parfois, à fusionner : de nouvelles
solidarités se nouent entre peintres et écrivains, l’affranchissement vis-à-vis des règles académiques et des modèles libère l’expression
personnelle, la spécialisation fait peu à peu place à l’ouverture interdisciplinaire. Les échanges ne furent cependant pas exempts de frictions ni de
rivalités, mais celles-ci furent souvent productives, engageant chaque art à réfléchir sur ses propres moyens.
En Belgique, la proximité entre peintres et écrivains fut particulièrement intense et ce, dès la naissance du jeune État,
favorisant la « double pratique » et les conversions en cours de carrière. C’est en raison de cette configuration artistique particulière, propre au champ
belge, et également en raison des limites du corpus littéraire belge francophone, autorisant l’ambition d’une recherche exhaustive, qu’a été mis en
chantier le projet de recherches Pictoriana, dont le premier objectif consiste en l’élaboration d’une base de données consacrée aux artistes écrivains belges.
Cet outil devrait permettre de mieux comprendre le phénomène du « peintre qui écrit », et donc d’aborder, à travers un champ
d’étude relativement limité, les questionnements exposés ci-dessus.
La Belgique, au carrefour des arts et des lettres
Depuis plus d’un siècle, des générations de critiques et d’historiographes, belges et étrangers, se sont plu
à diffuser l’image d’une Belgique « terre de peintres », insistant sur la « prédestination merveilleuse » [17]
de ses écrivains pour les arts plastiques. « On a dit que tout artiste belge était peintre. Les littérateurs le sont même souvent sans aucune
métaphore » [18], affirme Joseph Boubée dans un essai sur Le Sentiment et les caractères nationaux dans la
littérature française de Belgique (1906).
Aujourd’hui encore, l’écrivain belge, même installé à Paris, s’autorise de cet atavisme et d’une filiation
avec les « vieux peintres flamands ». Patrick Roegiers, par exemple, qui prétend partager avec ses compatriotes un « langage propre au peintre amoureux des
images » [19], va jusqu’à affirmer de manière quelque peu provocante que le peintre James Ensor est « le plus
grand auteur » belge, et, avec Michaux, « le plus inventif et novateur écrivain moderne » [20]. Dans la préface
de l’anthologie Espace Nord publiée dans la collection du même nom, Jean-Marie Klinkenberg avoue avoir triché pour allonger la liste des « gloires
nationales » en y insérant « quelques traces de ces écrivains dont on ne sait si ce sont des peintres ou de ces peintres dont on ne sait si ce sont
des écrivains » [21]. Le recueil s’ouvre d’ailleurs sur un texte de peintre : Félicien Rops.
Nombreux sont les travaux critiques sur la littérature belge qui ne manquent pas de souligner cette affinité nationale entre peinture et
écriture, même si aujourd’hui ce lieu commun tend à être remis en perspective et « dénaturalisé » pour être analysé
comme une construction identitaire qui a contribué à nourrir les « petites mythologies belges » [22]. Il n’en
demeure pas moins évident que la peinture a joué un rôle capital dans l’émergence de la littérature belge, en déterminant un rapport particulier
à la langue comme une représentation spécifique de l’écrivain en « peintre qui écrit ».
La récurrence de cette image invitait à prendre l’expression à la lettre et à se demander si la situation du champ culturel
belge a favorisé, voire valorisé, par delà les qualités picturales volontiers attribuées aux écrivains, l’écriture des peintres.
Souvent envisagée sous l’angle de l’analyse des « écrits d’art » (critique d’art ou transposition
littéraire d’œuvres picturales), des pratiques « mixtes » où mots et images se partagent le même espace (logogrammes et poèmes visuels),
l’étude des rapports solidaires qu’entretiennent champs littéraire et artistique en Belgique depuis le XIXe siècle n’avait pas, jusqu’ici, suscité
de recherches systématiques sur la question des écrits d’artistes.
C’est donc au départ de ce constat, et à la faveur de publications traitant du sujet dans le champ français (cf. supra), que le projet
d’une étude consacrée aux écrits de peintres belges, de 1830 à nos jours, est né en 2005 à l’Université de Namur.
Un tropisme pictural
Le tropisme pictural qui a polarisé le champ culturel belge, dès ses origines, explique sans doute la valorisation de la figure du peintre,
légitimant sa présence, ou du moins ses fréquentes incursions dans le champ littéraire. En Belgique, en effet, la peinture n’a pas eu, comme en France, à
se dégager, pour défendre sa spécificité, de l’emprise de la littérature que lui imposait l’héritage académique. En l’absence
d’une véritable tradition littéraire, la peinture a d’emblée occupé une position dominante dans la hiérarchie des arts, s’imposant aux
écrivains comme modèle.
La promotion d’une culture nationale faisait partie du projet politique du jeune État, soucieux de justifier son existence par l’exhumation
d’un passé où, en dépit du poids de l’oppression et des occupations étrangères, les aspirations d’un peuple malmené par l’Histoire
se seraient déjà cristallisées autour d’une hypothétique « âme belge ». Qui, mieux que les peintres flamands, pouvaient occuper cette
place de glorieux ancêtres ? Les précurseurs littéraires faisant défaut, c’est aux « vieux peintres » que fut dévolue la mission
d’incarner l’esprit de la nation.
« C’est (...) aux beaux-arts à faire apprécier notre esprit littéraire. (...) La gloire universelle de nos artistes peut
et doit prêter son éclat au tableau de notre littérature », affirme Charles Potvin, l’un des artisans de ce nationalisme culturel, dans son ouvrage Nos
premiers siècles littéraires (1870) [23]. Cet argument sera abondamment utilisé dans les « vieilles »
histoires des lettres belges : la gloire de l’art flamand, bénéficiant d’une forte légitimité en Belgique comme à l’étranger,
vient en quelque sorte servir de béquille à la définition d’une littérature en manque de caractères fédérateurs.