Des anthologies consacrées aux écrits « littéraires » d’artistes contribuent à ce
phénomène de reconnaissance et de consécration d’un genre qui semble avoir conquis, peu à peu, sa place dans le domaine des lettres. Citons Des artistes,
des écrits, choix de textes d’artistes contemporains édités par Didier Arnaudet, qui met en avant la dimension « poétique ou fictionnelle »
de sa sélection, « un engagement singulier [de la part des artistes] dans l’écrit », excluant de la sorte textes théoriques ou explicatifs
[8]. Même démarche chez Gérard Durozoi et Jean-Clarence Lambert dans l’anthologie Poèmes d’artistes. De Wang
Wei à nos jours (2005), qui, au travers d’un parcours historique privilégiant toutefois le XXe siècle, rapatrient dans le champ de la littérature une
série de textes poétiques qui en avaient été, selon eux, injustement exclus, victimes de l’ostracisme des poètes de « profession »,
qui contesteraient aux artistes leur place dans le panthéon littéraire. Réparant cette injustice, les éditeurs revendiquent pour ces textes une
« indépendance complète » par rapport au travail plastique, qui autorise à les considérer comme des « monuments
poétiques » à part entière [9].
Les anthologies résultent souvent d’un travail de sédimentation, et les « anthologues » puisent volontiers dans les
ensembles constitués par leurs prédécesseurs. Ainsi Durozoi et Lambert reprennent-ils des poèmes publiés par Pierre Du Colombier (Les Plus Beaux Écrits
des grands artistes, 1946), lui-même ayant reproduit des textes proposés auparavant par Paul Ratouis de Limay (Les Artistes écrivains, 1921). Se démarquant
des recueils à vocation documentaire, telles les Lettres inédites d’artistes français du XIXe siècle (1901) qu’Henry Jouin, secrétaire de
l’École des Beaux-Arts, a réunies à l’intention du chercheur dans un souci scientifique [10], ces anthologies justifient
leur sélection sur base de critères littéraires : don pour le « pittoresque » (Ratouis de Limay) « bonheur de
l’expression », recherches stylistiques (Du Colombier). Les auteurs traquent en l’artiste l’écrivain caché ou en puissance, qui ne se révèle
parfois que de manière ponctuelle et éphémère, et se soucient de définir les circonstances qui expliquent le passage du pinceau à la plume, fût-il
occasionnel et sans lendemain :
L’auteur a souvent pris pour sujet l’art plastique qui était le sien, ce qui ne nécessite point
d’explication. Mais, d’autres fois, il s’est résolument évadé de son domaine et a fait œuvre de poète ou de romancier. Il est alors passionnant
d’observer la réaction de l’artiste sur l’écrivain, à moins que ce ne soit la réciproque.
En effet, il est peu de génies que l’on peut qualifier de « bivalents » comme Delacroix, chez qui l’expression plastique
et l’expression littéraire s’équilibrent. En général, la première l’emporte et la seconde n’est qu’accessoire et n’intervient
en quelque sorte que comme un ornement. À l’opposé, pourtant, chez un Fromentin, le talent d’écrivain prédomine. Fromentin est en quelque sorte un cas limite
[11].
Parmi les artistes écrivains retenus, de Poussin à Maurice Denis, en passant par Blake, Breton, Rossetti, Degas ou encore Gauguin, une place de choix est réservée
à Eugène Delacroix et à son journal, « monument des lettres françaises, un de ces monuments qu’une incompréhensible paresse fait seule oublier
aux auteurs de manuels de littérature » [12].
Cette reconnaissance littéraire dont a joui, très tôt, le journal de Delacroix explique sans doute que celui-ci constitue l’un des écrits d’artistes les plus
étudiés.
Dans la première partie de son étude Romantisme et mélancolie. Le Journal de Delacroix (1998), Anne Larue explique le
processus de requalification littéraire dont a fait l’objet ce texte, premier véritable journal de peintre qui puisse légitimement prendre place dans l’histoire du
journal intime. Les journaux d’artistes étaient en effet jusqu’alors plutôt des carnets de travail, très techniques, plus proches de l’agenda ou du
mémento que de l’œuvre d’un diariste au sens littéraire du terme [13].
Ce journal, qui a fait l’objet de lectures psychanalytiques et esthétiques [14], pose avec acuité
la question de la littérarité de l’écrit d’artiste. Le journal est-il véritablement un texte littéraire, ou le devient-il plutôt à la
faveur des lectures dont il fait l’objet et du processus éditorial constitutif de sa consécration ? Anne Larue plaide pour la seconde hypothèse et retrace avec
minutie toutes les étapes de ce processus de « littérarisation » qui fit passer le journal du statut de document ayant valeur de témoignage à
celui de « monument des lettres françaises ».
Très souvent, l’écrit de peintre ne se donne pas d’emblée comme texte littéraire : l’invention du peintre
comme auteur est en effet parfois le résultat d’un travail éditorial posthume, assorti d’un commentaire critique conséquent.
S’il y a des peintres qui, dès le XIXe siècle, ont cherché intentionnellement à faire œuvre littéraire (comme
Fromentin dont les succès littéraires finirent par jeter l’ombre sur la carrière picturale ou Rossetti, qui chercha dans la poésie un moyen plus efficace et plus
rapide pour assurer sa renommée), ils sont assez rares. Par contre, nombreux sont les artistes qui, dans leurs écrits, publiés ou inédits, se placent
d’emblée hors de la littérature, clamant haut et fort qu’ils ne prétendent pas au statut d’écrivain, au sens professionnel du terme. Manière de
précéder et de parer les critiques des écrivains de métier, mais aussi d’écrire avec plus de liberté, en assumant, voire en revendiquant des
expériences et des audaces langagières qui pourraient apparaître comme des maladresses, à l’écart des genres et des formes canoniques de la littérature.
Ainsi Delacroix, ennemi de la rhétorique, choisit-il, en usant de la forme fragmentaire et instable du journal, d’écrire son
« roman personnel » contre la littérature, et plus particulièrement l’écriture sentimentale - romantique - de son temps. Ses modèles :
Montaigne et Pascal.
Faut-il absolument faire un livre dans toutes les règles ? Montaigne écrit à bâtons rompus. Ce sont les
ouvrages les plus intéressants.
Je serais tenté de croire que la méthode de Pascal - d’écrire chaque pensée détachée sur un petit morceau de
papier - n’est pas trop mauvaise, surtout dans une position où je n’ai pas le loisir d’apprendre le métier d’écrivain. On aurait toutes les divisions et
subdivisions sous les yeux comme un jeu de cartes, et l’on serait frappé plus facilement de l’ordre à y mettre [15].
D’où cette prédilection, perceptible chez de nombreux artistes, pour les formes brèves et l’écriture fragmentaire (journal, lettres, aphorismes, « impressions », etc.), une écriture qui se déploie dans la spatialité plutôt que de manière linéaire. Autant de formes qui, dès le XIXe siècle, sont associées à la modernité, une modernité que les écrivains, précisément, sont souvent allés chercher dans leur fréquentation assidue de la peinture.