De la littérature d’art aux écrit(ure)s de peintres
Depuis une trentaine d’années, nombreux sont les travaux d’édition, colloques, essais et études universitaires, voire
expositions qui attestent l’intérêt croissant dont les écrits d’artistes font l’objet.
Comme le souligne Françoise Levaillant, dans l’avant-propos aux actes d’un colloque intitulé Les Écrits d’artistes
depuis 1940 (2004), on peut noter, depuis la période de l’après-guerre, et avec une intensification significative dans les années 60-70, un véritable
emballement pour l’écrit d’artiste. Pour l’historien de l’art, l’écrit d’artiste apparaît avant tout comme un document, explication de
l’œuvre ou confirmation d’une intention esthétique. La promotion de l’artiste au titre d’auteur a cependant pour effet de susciter, vis-à-vis de ce type
de textes, de nouvelles postures de lecture, créant, entre champ artistique et champ littéraire, interactions et déplacements [1].
Le travail éditorial entrepris soulève en effet des questions qui interpellent également le spécialiste de la littérature : typologie générique
(y a-t-il des genres propres à l’expression des artistes ?), inscription dans une tradition (ces genres appartiennent-ils à une histoire qui leur est propre ?), valeur
littéraire (entre écriture ordinaire - lettres et journaux - et écriture savante - traités et essais -, en passant par des formes littéraires plus canoniques -
poèmes, récits, romans -, quels sont les processus de réception qu’engagent les écrits de peintres ?) constituent les axes principaux de cette interrogation.
L’écriture des peintres bouscule en effet les frontières et interroge les limites du littéraire, rendant problématique la
distinction entre archive, document et objet esthétique. De cette ambivalence témoignent les manifestations et recherches qui lui sont consacrées.
L’exposition organisée par l’INHA en 2006, Archives d’artistes. XIXe-XXe siècles, montre bien le caractère
problématique de l’objet. Document défini par sa fonction dans le travail de l’histoire, l’archive, par les vertus légitimantes et
« esthétisantes » de l’exposition, accède à celui d’objet esthétique à part entière, invitant à une nouvelle
appréhension qui engage différents niveaux de lecture [2]. Ainsi, pour reprendre l’exemple cité par Richard Leeman, commissaire de
cette manifestation, une lettre illustrée d’Henri Edmond Cross s’offre à la fois à la perception visuelle, porteuse des caractéristiques classiques
d’une « œuvre sur papier », à une lecture polysémiotique, qui met en jeu la dynamique particulière entre texte et image, et à une
approche historique (datation, identification du destinataire, etc.), matérielle (caractéristiques du manuscrit) et textuelle (faisant appel aux outils de la critique
génétique). Exposée et accrochée dans le sens qui permet la meilleure « lecture » de l’image, la lettre apparaît comme support de
l’activité graphique de son auteur. Éditée et publiée, elle se donne à lire comme texte, l’appendice visuel se trouvant relégué dans
les marges, voire amputé, et elle acquiert un statut littéraire au sein du corpus des correspondances d’artistes, qui, aujourd’hui, occupent une place importante dans
les recherches sur l’épistolaire, comme en témoigne, entre autres, le colloque Nouvelles approches de l’épistolaire. Lettres d’artistes, archives et
correspondances, organisé en 1993 par Madeleine Ambrière et Loïc Chotard [3].
Parmi les écrits d’artistes proposés par les éditeurs, les lettres occupent peut-être une place de choix, particulièrement
visible, mais l’activité scripturale des artistes est loin de se limiter au genre épistolaire.
La collection « Écrits d’artistes », par exemple, publiée par l’École Nationale Supérieure des
Beaux-Arts de Paris (ENSBA), a rendu accessible un patrimoine important de textes de plasticiens des XXe et XXIe siècles : ceux-ci témoignent de la diversité
générique et, parfois, de l’inventivité formelle d’écritures qui ne se laissent pas enfermer dans ce qu’on appelle traditionnellement la
« littérature d’art ». Certes, les journaux et correspondances, entretiens, textes théoriques, essais, articles et notes d’atelier concernant la
pratique picturale occupent une part importante dans cette production, mais la collection proposée par l’ENSBA révèle aussi des pratiques scripturales originales, qui
se démarquent des genres propres à la littérature artistique, affichant, sinon une intention littéraire, un rapport particulier à la langue : poèmes
sonores (Archi-made, de François Dufrêne, accompagné d’un CD), jeux de mots (Joël Kermarrec, Le Fil dans la toile. Cahiers et carnets, 1970-1989) ou
encore autofiction (Michelangelo Pistoletto, L’Homme noir, le côté insupportable) [4].
Si l’écriture de l’artiste est un phénomène qui n’a cessé de monter en puissance depuis le XIXe siècle, et
si au XXe siècle, l’artiste est souvent aussi théoricien et exégète de son
œuvre, allant parfois jusqu’à intégrer l’écriture au cœur de son travail plastique, il faut noter qu’aujourd’hui, de plus en plus souvent,
ce n’est plus dans des collections spécialisées (éditeurs d’art) ou des circuits particuliers (musées, centres d’art contemporain, galeries, etc.) que
sa production textuelle trouve refuge, mais bien chez des éditeurs de littérature générale.
Les fictions littéraires d’auteurs qui ont d’abord obtenu la reconnaissance dans le champ de l’art tels qu’Édouard
Levé (P.O.L), Valérie Mréjean (Allia), Thomas Lélu (Léo Scheer), Sophie Calle (Actes Sud) ou encore Alain Fleischer (Seuil) semblent attester une position nouvelle
au sein du champ littéraire - on pourrait l’appeler le « roman d’artiste contemporain » -, révélatrice de la situation dominante des arts
visuels dans le monde culturel actuel, conquise aux dépens de la « littérature des écrivains », dont nombre d’articles et d’essais
récents annoncent, déplorent ou analysent la fin [5].
Cette présence d’artistes au sein du champ littéraire n’est pas nouvelle, même si dans le passé, elle a été
plus ponctuelle et sans doute moins visible : depuis le XIXe siècle, une figure d’« artiste écrivain » s’est constituée, relayée
et cautionnée par des éditions, des anthologies, des études.
Un récent colloque, Et in fabula pictor, organisé à Lyon par Florence Godeau en 2005, a permis, au travers d’un ensemble de
contributions, de baliser le champ de la production fictionnelle née, au XXe siècle, sous la plume de plasticiens tels que Dubuffet, Magritte, Dalí ou Arroyo
[6]. Répondant à un questionnement inverse - celui du passage De la plume au pinceau -, une autre manifestation qui a rassemblé
une série de chercheurs à Valenciennes en 2004, à l’instigation du Centre CAMELIA (Centre d’analyse du message littéraire et artistique), témoigne de
l’intérêt accru des spécialistes de la littérature pour les productions d’artistes doubles, mettant en jeu, de manière concomitante ou
décalée, langages plastique et textuel [7].