Au  même titre que les figures de jeunes habitants mise en scène dans la plupart de  ces livres, il y va là d’un procédé destiné à assurer un fil conducteur à ces  composés de textes et d’images qui ont vocation à rendre compte d’une réalité aussi  diverse et riche que possible, tout en étant dans le même temps tenus d’œuvrer  de façon synthétique. Ces formes narrativisées de portraits de pays existent  bien sûr également dans les formes pour adultes du genre. Cependant, elles  paraissent à première vue tendanciellement nettement moins fréquentes, et mises  en œuvre différemment et à d’autres fins. Si des séquences narratives trouvent  place dans ces livres, lorsque ce n’est pas à leur entame (pour capter  l’attention en début d’ouvrage), ou isolées dans l’ouvrage (pour relater un  épisode particulier et lui conférer davantage de dynamisme), ce caractère  narratif prend corps essentiellement dans des séquences ayant trait à  l’histoire de la contrée dépeinte qui se trouve intégrée à une finalité plus  fondamentalement descriptive qui est celle posée par le cadrage générique du  portrait. En d’autres termes, ces narrations sont subordonnées à une finalité portraiturale,  en vertu d’un principe que je proposerais d’appeler subordination générique fonctionnelle [16].
   De  telles opérations de cadrage sont également à l’œuvre dans les portraits de  pays destinés aux jeunes publics, qu’il s’agisse – comme pour les portraits de  pays pour adultes au demeurant – des titres de collections ou d’ouvrages à  vocation portraiturale, qui affichent le nom du pays dont il s’agit de dresser  le portrait – en vertu du principe selon lequel un titre de portrait porte  souvent, ou du moins mentionne, le nom de ce dont il fait le portrait –, ou  encore des couvertures, qui présentent avec une fréquence frappante des  portraits des enfants sur lesquels se focalisent ces livres. Ces gestes de  configuration générique relèvent de ce que Jean-Michel Adam et Ute Heidmann, à  la suite de Jean-Marie Schaeffer, ont appelé la généricité éditoriale [17] :  plutôt que des auteurs, elle est le fait des éditeurs qui conçoivent ces  collections relativement formatées et contraintes, au point, à l’occasion, de présenter  des œuvres romanesques rapportant des formes de découvertes géographiques ou  sociales comme des portraits de pays, par exemple en les inscrivant dans des  collections ad hoc.
   Selon  une tendance qui n’est nullement  exclusive à la littérature de jeunesse, l’on offre volontiers à quelqu’un qui  aime un pays un roman dont l’intrigue se déroule en tout ou en partie dans ce  pays. Un tel cadeau rend présent le pays à travers la lecture. Que des romans puissent se  voir ponctuellement rapprochés du portrait de pays, voire instrumentalisés pour  servir un projet éditorial à vocation portraiturale, tient au fait que les récits  peuvent comprendre des séquences qui font effectivement le portrait de pays ou  de villes, de façon concise ou plus ample. Pour le formuler autrement, il peut  y avoir du portrait de pays, plus ou moins nettement localisé, dans des textes  dont la généricité les conduit à participer à d’autres formes génériques, à  dominante non descriptive notamment, par exemple le roman. Ainsi s’agit-il de  livrer (ou de prétendre livrer) à son lectorat des ouvrages qui permettent de  découvrir des pays en misant sur l’attrait supposé de formes narratives  susceptibles de jouer des attraits que procurent la production d’un  « intérêt romanesque » [18].
   Au  début de la seconde moitié du XIXe siècle, un éditeur sévillan tel que Manuel de Santa Ana, en vient dans cette  perspective à réunir des romans, souvent traduits, dans la « Biblioteca  económica de instrucción y de recreo », étudiés par Catherine  Sablonnière (lire l’article). Dans la présentation de ses publications, l’éditeur s’emploie à  coupler une prétention d’instruction avec celle du divertissement, selon une  alliance qui, coutumière en littérature de jeunesse, s’est nouée dans le titre  de la fameuse collection du « Magasin d’éducation et de récréation »  de Jules Hetzel, dans laquelle Jules Verne a publié ses « Voyages extraordinaires ».  Plus encore, cette série narrative se place explicitement sous le signe du  descriptif qui sous-tend le portrait, l’éditeur adjoignant aux titres originaux  (qu’il modifie parfois aussi…), des sous-titres qui annoncent la couleur quant  à la prétention de ces récits (ou plutôt de leur éditeur espagnol…) à apprendre  à leurs lecteurs ce qu’il en est des modes de vie des populations dépeintes. 
    
   Ainsi, le roman de F.  Gerstaecker, Los Piratas del Mississipi est-il accompagné du sous-titre  « descripción de costumbres norteamericanas » [description de  coutumes nord-américaines]. Le roman de Paul Féval, Enrique de Bretaña el  emplazado a pour sous-titre « costumbres bretonas de la Edad  media » [coutumes bretonnes du Moyen Age], le roman de E. About, El rey  de las montañas, celui de « descripción de costumbres griegas »  [description de coutumes grecques] et enfin, les Memorias de un cazador [Mémoires d’un chasseur] d’Ivan  Tourghenief est qualifiée de « completa descripción de costumbres  rusas » [description complète des coutumes russes].
    
   Portraits  de populations
    
   Quoiqu’elle  paraisse singulière dans le panorama des séries de portraits de pays, l’inclination  ethnographique de cette collection d’œuvres romanesques traduites manifeste de  façon particulièrement nette l’attention plus prononcée de ces ouvrages sur les  populations et leurs us et coutumes que celle dont font la plupart du temps  preuve leurs équivalents destinés au public adulte. En l’espèce, cet attrait,  qui dépasse le cadre de cette collection – il se traduit notamment, plus  tardivement, dans le dispositif accordant une place centrale à un enfant local dans  les albums photo-textuels –, place au centre du propos l’une des trois  composantes constitutives d’un pays lorsqu’il s’agit d’en dresser le portrait :  d’une part, la conformation géographique du pays dépeint, en ce qu’elle  comprend de paysage « naturels » et de sites façonnés de la main de  l’être humain ; d’autre part, l’histoire de ce territoire ; mais  aussi et enfin celle de ses populations. Tout portrait de pays permet peu ou  prou d’appréhender ces différentes réalités, qui constituent l’horizon  d’attentes légitimes du genre, en y trouvant leur place selon des modes de  distribution variables.
   En  matière d’articulation des réalités dépeintes aux fins de faire portrait,  il y va non seulement d’une question de formalisation des matières abordées –  elles peuvent l’être, par exemple, séparément, selon une distribution en  chapitre distinct par sujet, ou de façon plus étroitement mêlée –, mais aussi,  plus fondamentalement, d’une simple question de valence, soit de poids  respectif de chacun de ces éléments. A cet égard, tout portrait de pays (et  toute série de portraits de pays) se singularise par sa façon de traiter ces  différents ordres de réalité, à commencer par l’importance voire le caractère  central ou non qu’il leur accorde, le cas échéant au détriment des autres. Le privilège  manifeste accordé aux populations dans les séries destinées aux enfants se  traduit à nouveau dans les titres de plusieurs collections, dont « Pays et peuples du monde » de l’éditeur turinois Edt  Giralangolo (2007-2010), qu’évoque Caterina Ramonda (lire l’article). « Enfants de la  Terre », série plus ancienne publiée par Le Père Castor entre 1948 et 1983,  « propose[e] » pour sa part « aux enfants de 7 à 13 ans des  albums (…) [dont l]e but est de “donner  une idée vivante, sympathique et pittoresque de la manière de vivre dans les  différents pays du monde” »,  comme le pointent Florence Gaiotti et  Eléonore Hamaide-Jager.
    
   La plupart du temps, les titres incluent le nom d’un pays, parfois d’une ville, mais proposent aussi des entrées  par une ethnie comme les Masaïs qui habitent dans plusieurs pays de l’Afrique  de l’Est, comme les Hmong-Fleur répartis dans de vastes espaces au Vietnam, en  Chine et au Laos… ou les Touaregs, peuple nomade du Sahara.
    
    
    
    
 
      [16] Selon  ce principe, un texte peut présenter des aspects formels et sémantiques qui le  profilent comme relevant d’un genre tout en n’étant qu’une forme mise au  service d’objectifs d’un autre genre, auquel il est en réalité subordonné, et  dont ce texte participe par conséquent. Ainsi en va-t-il de certains  entretiens, dans la presse notamment, qui sont souvent élaborés et utilisés de  façon à faire portrait, et qui sont d’ailleurs fréquemment présentés comme tels  dans les chapeaux de présentation de ces entretiens.
[17] Voir  Jean-Michel Adam & Ute Heidmann, Le Texte littéraire. Pour une approche  interdisciplinaire,  Louvain-la-Neuve, Academia, « Au cœur des textes », 2009, ainsi que  Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris,  Seuil, « Poétique », 1989.
[18] Charles  Grivel, Production de l’intérêt romanesque, La Haye, Paris-Mouton, 1973.