Il est vrai, je connais bien l’œuvre de Cendrars. Mais comment aborder les enjeux des littératures francophones en étudiant un auteur qui a rejeté son origine helvétique, et au final assez peu parlé de la Suisse ? Bref, cette proposition me laisse un peu perplexe, et je ne vois pas bien quel livre de Cendrars pourrait trouver place dans le programme de ce cours. J’en suis là de mes cogitations lorsque les éditions Gallimard publient, dans la collection de poche « Folio » (fig. 1), un très mince livre de Cendrars consacré au Brésil. Brésil, des hommes sont venus [9]. Initialement publié en 1952 dans la collection « Escales du monde » des éditions Documents d’art (fig. 2), avec un peu plus d’une centaine de photographies de Jean Manzon, documentariste français émigré au Brésil et devenu un spécialiste de ce pays, ce livre est ce que l’on appelle couramment un texte mineur de son auteur, complètement négligé par la critique (il a été oublié dans la première édition des œuvres complètes de Cendrars, chez Denoël, entre 1965 et 1960), comme par moi-même jusqu’alors [10].
Je me dis que je tiens peut-être avec ce livre une belle opportunité, susceptible de répondre à mes différents besoins et aux contraintes (notamment de temps) qui se posent à moi : tout d’abord, parce que le texte de Cendrars est relativement mince, et que je pourrais par conséquent, plus rapidement qu’avec un volume de 300 pages, en mener à bien et en proposer aux étudiants une analyse fouillée ; d’autre part, parce que la nature du livre, consacré à un pays particulier, me paraît intéressante au regard du cours, puisqu’il s’agit de décrire une identité, en l’occurrence celle d’un pays, et que certains des principaux enjeux des littératures francophones touchent à des questions mettant en jeu l’identité ; enfin, parce que le livre présente des photographies et que cela permettra d’envisager l’étude de l’image avec les étudiants et d’ainsi les sortir quelque peu de leur ordinaire plutôt texto-centré.
Reste toutefois encore à trouver un second livre pour compléter le volet helvète de ce cours. Je farfouille donc dans ma bibliothèque en espérant dénicher l’oiseau rare, et je tombe assez rapidement sur un livre qui m’avait été offert quelques années plus tôt par un collègue qui avait vécu au Japon. Ce livre était Chronique japonaise de Nicolas Bouvier, publié sous ce titre en 1975 [11]. Je sens alors que je tiens là une proposition cohérente : deux livres d’écrivains suisses (d’origine, pour Cendrars, puisqu’il a reçu la nationalité française après la Grande Guerre), qui portent tous deux sur un pays lointain, et dont je peux proposer dans un cas comme dans l’autre une édition de poche aux étudiants (celle de Payot concernant le Bouvier (fig. 3) [12]. S’agissant du volet belge du cours, le parti pris avait été conçu en miroir, puisqu’il s’agissait de se pencher sur des textes d’écrivains belges portant sur leur propre pays.
Encore fallait-il nommer cette problématique commune, consistant à s’interroger sur la façon dont des écrivains formalisent leur positionnement au sein des littératures francophones en passant par la description d’un pays. Compte tenu de cette problématique, ainsi que de la nature des livres sur lesquels porterait le cours, je propose l’intitulé de « Portraits de pays », qui me semble sinon relativement accrocheur, du moins simple et désignant plutôt pas trop mal le corpus que nous avions retenu. Mon collègue Lieven D’hulst avalise ce choix, qui lui paraît judicieux, encore qu’à ce stade il ne s’agisse que d’une étiquette relativement intuitive, adoptée pour sa commodité, avant même de commencer la préparation proprement dite du cours, comme c’est souvent le cas (puisque les intitulés de cours sont attendus par les administrations académiques des semaines voire des mois avant le début effectif des cours).
Au cours de l’élaboration de la partie du cours relative à Nicolas Bouvier, je m’aperçois que Chronique japonaise est la version finale d’un livre paru auparavant, en 1963, qui a pour titre initial Japon. Je prends également conscience qu’il avait alors été publié accompagné de photographies, celles de l’auteur lui-même, dans une collection des Editions Rencontre, « L’Atlas des voyages » (fig. 4), qui, comme celle dans laquelle est paru le livre de Cendrars sur le Brésil, rassemble des volumes illustrés consacrés aux pays. Curiosité piquée, je me livre à une recherche sommaire et constate qu’il existe à la même époque un nombre considérable de collections de ce type, réunissant le texte d’un écrivain et des photographies. Rapidement, je prends conscience que nous avons affaire à un véritable continent éditorial, peu abordé, de façon uniquement parcellaire (tel ou tel album), et que l’appellation de portrait de pays désigne en réalité remarquablement.
Remontant le fil de cette intuition, dont il m’a semblé qu’elle ne pouvait pas complètement venir de nulle part, j’ai pris le parti de la prendre au sérieux et de l’envisager comme une hypothèse heuristique dont il s’agirait de déployer les enjeux auprès des étudiants. Au fil des ans et de mes échanges avec eux ainsi qu’avec plusieurs collègues, j’en suis venu à formaliser ce qui, je pense, m’avait conduit à retenir ce titre et à concevoir le portrait de pays comme un genre à part entière, qui sous-tend de façon effective les pratiques des concepteurs (et des lecteurs) de ces ouvrages. Et s’il était demeuré non identifié jusqu’alors dans les nomenclatures génériques, cela tenait, notamment, à une conjonction invisibilisante entre, d’une part, le fait qu’il se trouvait comme pris en sandwich entre le récit de voyage et le guide touristique, dont il se distingue pourtant par maints aspects et, d’autre part, le caractère peu prisé de la plupart de ces productions pour leurs auteurs, du moins s’agissant des écrivains, pour lesquels il s’agissait le plus souvent de commandes.
A la faveur de ce cours de littérature francophone, dont la problématique est restée, de 2010 à 2019, celle du portrait de pays, ce continent éditorial largement méconnu hormis quelques îlots d’exception (Paris de nuit de Brassaï, New-York de William Klein…), a progressivement émergé, dans son étendue comme dans sa diversité. Au cours des ans, plusieurs volumes issus de collections de ce type ont ainsi été abordés avec les étudiants, toujours étonnés, souvent amusés, et parfois agacés de découvrir des ouvrages qui, il est vrai, font fréquemment la part belle aux stéréotypes les plus éculés. Cet enseignement a conduit à prendre la mesure de l’ampleur et de l’intérêt de cette production, qui a mis à contribution des photographes ainsi que nombre de figures oubliées de la vie littéraire, mais aussi des écrivains dotés d’un certain renom (Giono, Kessel, Malraux…) – et, on s’en doute, contactés pour cette raison –, dans un but à la fois documentaire et patrimonial, ainsi que, fréquemment, de mise en valeur touristique des lieux.
[9] Blaise Cendrars, Brésil. Des hommes sont venus, Paris, Gallimard, « Folio », 2010.
[10] Blaise Cendrars, Brésil. Des hommes sont venus, avec 105 photographies de Jean Manzon, Monaco, Les Documents d’art, « Escales du monde », 1952.
[11] Nicolas Bouvier, Chronique japonaise (1975), Genève, Payot, 1989.
[12] Nicolas Bouvier, Japon, Lausanne, Rencontre, « L’Atlas des voyages », 1967.