Dans le prolongement de ce cours de Master (on voit que l’opération est allée à l’inverse de la pratique plus courante consistant à mener une recherche et en partager dans un second temps les résultats en cours), j’ai entrepris des recherches sur cette forme particulière du genre. Ce faisant, j’ai convié plusieurs collègues à prendre part à ce questionnement qui ne pouvait à mes yeux s’envisager que de façon résolument collective, non seulement compte tenu des dimensions considérables du corpus identifié (plusieurs centaines de volumes entre le début des années vingt et la fin des Trente Glorieuses, rien que pour le domaine francophone), et qui continue de croître aujourd’hui encore, mais aussi en raison de la diversité des médiums dans lesquels ce genre s’est coulé au cours de son histoire, tout particulièrement depuis l’invention de la photographie, du cinéma, de la radio et de la télévision, qui ont étendu le champ de ses possibilités.
Ainsi est-ce à la faveur des échanges nourris avec les collègues qui se sont trouvés impliqués dans le programme de recherche dont j’assure la direction depuis 2018, avec Jean-Pierre Montier tout particulièrement, que j’ai eu le plaisir de faire la connaissance de Laurence Le Guen. Son travail sur les portraits de pays ou de ville sous forme d’albums jeunesse illustrés de photographie et celui, collectif, dont elle a donné l’impulsion à l’Université Rennes 2 m’ont amené à étendre considérablement mes interrogations, en jetant un faisceau de perplexités sur certains aspects des portraits de pays que j’avais décrits en portant principalement mon attention sur des volumes destinés à un public adulte. C’est à une mise en forme des observations, faites d’étonnements et de déplacements de points de vue induits par la confrontation avec ces d’ouvrages adressés à des publics différents, qu’il m’a semblé le plus utile de me livrer.
Le portrait de pays pour jeunes publics
Plusieurs éléments convergents font tout naturellement se rencontrer les portraits de pays destinés aux adultes et ceux destinés aux enfants. Ainsi, sur un plan discursif, l’absence de terme générique usuel employé par les acteurs du champ éditorial au sens large pour désigner ces livres et ainsi les classer dans les tableaux des genres est partagée par ces deux versants de la production, ce qui n’est en réalité guère surprenant : si l’étiquette avait été parfaitement identifiée et d’usage dans un des deux domaines, on voit mal pourquoi elle ne l’aurait pas été dans l’autre. Ces deux secteurs partagent en outre une circulation concertée des ouvrages d’un pays à l’autre, qui passait par un travail de traduction, accompagné parfois de modifications de formats et/ou de disposition (voire de choix) des images [13], ainsi que le montre, notamment, la publication en plusieurs langues de l’œuvre marquante de Miroslav Šašek, qu’évoque ici Christophe Meunier (lire l’article). Par ailleurs, sur un plan éditorial encore, ces publications s’inscrivent pour une large part au sein de collections singulières, qui rassemblent exclusivement des portraits de pays, dans des séries relativement formatées, invitant à une forme d’accumulation propre à ce genre qui tend à segmenter la surface du globe. Il n’en reste pas moins que les portraits de pays destinés au jeune public divergent de ceux élaborés pour un public adulte sur plusieurs plans.
Le topos de l’enfant-miroir
Le premier aspect qui singularise la littérature destinée à de jeunes lecteurs et lectrices réside précisément dans son adresse, et à dire vrai dans sa double adresse. Comme tout livre destiné à ce type de public, le portrait de pays vise à la fois des enfants (il est écrit pour eux) et des adultes, parents ou prescripteurs (enseignants, éducateurs, etc.) susceptibles de faire l’acquisition des livres et éventuellement de les (faire) lire aux enfants dont ils ont la charge. S’agissant des nombreux portraits de pays abordés par les contributeurs et contributrices du présent ensemble, une tendance manifeste consiste à intégrer une forme d’adresse directe aux jeunes lecteurs par la mise en scène d’un alter ego du pays dépeint. Extraordinairement fréquent, le procédé repose sur des scénographies qui ne vont pas sans fiction, en même temps qu’elles reposent sur un effet-miroir : ainsi que l’annoncent les titres de plusieurs collections parmi celles envisagées dans les différentes contributions – « Connais-tu mon pays ? » (Hatier), « Les Enfants du monde » (Nathan), « Les Enfants de la terre » (Père Castor), « Children of the World » (Rabén & Sjögren), « Les Enfants d’ailleurs » (La Martinière) –, de même que les titres de certaines séries – Au Portugal avec Carlito (1960), En Suisse avec Peter (1963), Noriko-San, Girl of Japan (1956) et Marko lives in Yugoslavia (1962) –, ces livres mettent en scène un enfant du pays dont le livre fait le portrait.
Assurant éventuellement un rôle de guide, cet enfant hôte s’adresse parfois directement aux lecteurs lorsque le propos n’est pas pris en charge par une voix extradiégétique. Dans un cas comme dans l’autre, le portrait du pays en passe ainsi par celui d’un jeune habitant qui a pour finalité manifeste une forme d’identification ou du moins de reconnaissance des jeunes lecteurs et lectrices. Concrètement, ces portraits de pays mobilisent un enfant du même âge supposé que les jeunes lecteurs et lectrices, dont, par exemple dans la collection « Children of the World » étudiée par Elina Druker (lire l’article), des éléments de la vie quotidienne sont présentés, notamment ceux qui sont communs à l’ensemble de l’humanité et qui pourront ainsi parler à un jeune lecteur occidental : liens de famille, alimentation, loisirs, autant d’éléments qui créent une familiarité parce qu’ils existent aussi ailleurs, en même temps qu’un effet de découverte, puisqu’ils revêtent une forme d’altérité qui fait une part de l’attrait de ces livres. Si les portraits de pays destinés aux publics adultes peuvent également présenter ce type de réalités, le fait semble n’être que ponctuel, à l’échelle d’une séquence de ces livres, alors qu’à l’intention des enfants, le procédé s’étend à l’ensemble du livre.
[13] Les coûts que les voyages et les séjours des auteurs de ces livres entraînent sont probablement amortis en cas de traductions d’un même livre dans plusieurs langues (ou ils rapportent à la personne qui a financé le voyage, ainsi qu’aux auteurs des livres).