« This is the World » L’œuvre de
Miroslav Šašek et la construction
d’un capital géographique

- Christophe Meunier
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Fig. 1. M. Šašek, « This is… », 1959-1974

Fig. 2. Carte géotopobiographique de Miroslav
Šašek, en Europe

Résumé

Dans un livre consacré à Miroslav Šašek, Martin Salisbury rappelait que dans les années 1950-1960, grandir à l’Ouest, à une époque précédant la démocratisation des voyages, voulait dire découvrir d’autres cultures, d’autres pays, grâce à une collection d’ouvrages écrits et illustrés par M. Šašek. En effet, entre 1959 et 1974, l’illustrateur tchèque va produire 18 albums pensés comme des guides illustrés pour enfants, leur présentant diverses villes et pays du monde. Si l’on se réfère au témoignage de Salisbury, il semblerait que les ouvrages de Šašek aient aidé à construire une sorte de capital géographique pour au moins une génération de jeunes lecteurs. A travers cet article, nous montrerons qu’en s’appuyant sur sa propre expérience de voyageur, d’habitant du monde, Šašek a cherché à transmettre à ses lecteurs une manière d’habiter le monde, faisant de ses albums ce que nous appellerons des « albums-géographes ».

Mots-clés : iconotexte, album-géographe, habiter, capital géographique, capital spatial

 

Abstract

In his book dedicated to Miroslav Šašek’s work, Martin Salisbury reminded that in the 1950s-1960s, growing up in the West, at a moment that preceded the democratization of the trips, meant discover other cultures, other countries, thanks to a series written and illustrated by M. Šašek. In fact, between 1959 and 1974, the Czech illustrator produces 18 picturebooks, thought as real illustrated guides for children, presenting them several cities and several countries in the World. If we refer to Salisbury’s testimony, it seems that Šašek’s work has helped to build a kind of geographical capital for at least a generation of young readers. With this article, we would like to demonstrate that Šašek, by basing on his own experience of yoyager and Inhabitant of the World, found to transmit to his readers a way of dwelling the World, turning his picturebooks on what we could name « geographers-picturebooks ».

Keywords: iconotext, geographer-picturebook, dwelling, geographical capital, spatial capital

 


 

Pavel Ryska, chercheur de l’université de Brno en République Tchèque, spécialiste en culture visuelle, porte sur son aîné et compatriote Miroslav Šašek un regard admiratif et reconnaissant : « Une des grandes réussites dans ses ouvrages était la manière avec laquelle le factuel et l’informatif, particulièrement liés à l’architecture de certaines villes et certains pays, fusionnaient avec une expression visuelle qui incorporait des éléments de la peinture moderne et de la caricature » [1]. Il est certain que l’on retrouve dans les albums-documentaires de la série « This is... the World » à la fois la formation d’architecte de Šašek à l’université technique de Prague, de peintre formé à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, de designer et d’affichiste dont le style se rapproche grandement de celui de Pierre Etaix et d’autres artistes des années 1950.

Miroslav Šašek va produire cette série composée de dix-huit albums (fig. 1), qui devaient constituer au tout début une petite collection de trois guides touristiques pour enfants, entre 1959 et 1974. Ce travail va conduire notre illustrateur à travers de nombreux pays du monde, lui imposant de séjourner une quinzaine de jours dans des villes (10 albums sur 18), dans des régions (2 albums) ou encore dans des pays (6 albums).

Martin Salisbury, directeur du Centre d’Etudes du livre pour enfants à Cambridge, témoignait dans un livre consacré au travail de Miroslav Šašek :

 

Pour beaucoup d’entre nous, d’un « certain âge », grandir à l’Ouest dans les années 1950 et 1960 voulait dire découvrir d’autres cultures grâce à une mystérieuse personne qu’on connaissait sous le nom de Šašek, ou M. Šašek. Nous ne savions pas qui il était ou quel était son prénom, mais nous savions que ses livres commençaient par « This is... ». Et nous savions, à cette époque qui précédait la démocratisation des voyages, que cette manière de nous présenter des lieux exotiques et étrangers tels que Paris, New-York et Rome était bien plus intéressante que nos leçons de géographie à l’école. Sans doute était-ce parce que M. Šašek regardait avec les yeux d’un artiste, ce qui, d’une certaine façon, est la même chose que regarder avec les yeux d’un enfant [2].

 

Ce témoignage nous amène directement à notre champ d’étude. Il semblerait donc que les ouvrages de Miroslav Šašek aient aidé à construire une culture, un capital, géographique pour au moins une génération de jeunes lecteurs. Elle leur a permis de voyager à travers le monde, de rencontrer d’autres cultures, d’autres « manières d’être sur Terre » [3] pour reprendre une formule heideggerienne. Šašek a semble-t-il conçu des albums que nous qualifierons de « géographes ». Non pas seulement « géographiques », c’est-à-dire ayant un lien, plus ou moins ténu, avec la Géographie, mais « géographes » dans le sens où les albums de Šašek font « acte de géographe ». J’aimerais donc montrer, à travers cet article, que ces albums, en s’appuyant sur l’expérience personnelle de voyageur et d’habitant du monde de Šašek, ont participé à la construction d’un capital spatial ou géographique d’une génération de jeunes enfants, faisant de ces albums ce que j’appellerai des « albums-géographes ». Je montrerai d’abord que Šašek est un habitant d’un monde des années 1950-1960, qui a cherché à transmettre à ses jeunes lecteurs sa propre manière d’habiter le monde. Ensuite, nous analyserons ce que les albums de la collection disent des espaces représentés et évoqués. Enfin, nous verrons quels sont les enseignements à tirer de cette analyse pour construire une définition de l’album-géographe.

 

Miroslav Šašek, habitant du monde ?

 

Pour tenter d’étudier les « qualités » d’habitant de Miroslav Šašek, je me suis appuyé sur une méthodologie développée par Olivier Lazzarotti, géographe, spécialiste de la question de « l’habiter ». En 2017, à partir du cas « Franz Schubert » [4] et en 2018 à partir du cas « Johnny Hallyday » [5], il se propose d’étudier les qualités d’habitant de ces deux personnages célèbres. La méthodologie, phénoménologique dans son essence, est à la fois quantitative et qualitative. Quantitative : elle consiste à comptabiliser le nombre de journées passées dans tel ou tel endroit durant l’existence du sujet afin de déterminer une « carte d’identité géotopobiographique » [6]. Qualitative : elle consiste, après avoir relevé les places occupées par le sujet, de questionner ce qu’il y fait, avec qui il le fait et comment il le fait.

Pour amorcer un début de carte géotopobiographique (fig. 2) pour Miroslav S., je me suis servi de sa biographie rédigée par Pavel Ryska, complétée par des informations prises sur le site de la fondation tchèque Miroslav-Šašek. Ces sources de seconde main se réfèrent toutes les deux aux carnets tenus par Miroslav Šašek et sa famille.

 

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[1] Martin Salisbury, Olga Černá, Pavel Ryska, This is M. Sasek, The Extraordinary Life and Travels of the Beloved  Children’s Book Illustrator, New York, Universe, 2014, p. 109.
[2] Ibid, p. 7.
[3] Martin Heidegger, « Bâtir Habiter Penser » [1951], Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, pp.170-193.
[4] Olivier Lazzarotti, Une Place sur Terre ? Franz Schubert, de l’habitant mort à l’habitant libre, Auxerre, HDiffusion, 2017.
[5] Olivier Lazzarotti, Quand l’habiter fait sa loi : l’héritage de Johnny Hallyday, Auxerre, HDiffusion, 2018.
[6] Frédéric Regard (dir.), « L’autobiographie littéraire en Angleterre (XVIIe-XXe siècles) », Géographies du soi, Equipe SEMA, Presses universitaires de Saint-Etienne, 2000.