« This is the World » L’œuvre de
Miroslav Šašek et la construction
d’un capital géographique

- Christophe Meunier
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Fig. 4. M. Šašek, « Vue de Londres », 2015

Fig. 5. J. de Brunhoff, Histoire de Babar le petit
éléphant
, 1939

Fig. 6. Les sujets les plus représentés

Fig. 7. M. Šašek, Le Grand tour du monde
avec Šašek
, 2015

Fig. 8. M. Šašek, Le Grand tour du
monde avec Šašek
, 2015

This is... the World ?

 

En France, la collection de Šašek ne porte pas de nom. Dans les pays anglo-saxons, chaque album commence par l’expression « This is... », un démonstratif qui propose d’entrer dans ce qu’est la ville évoquée : This is Paris, « Voici Paris ». Le « Voici » (This) renvoie à une entité conceptuelle (Paris) que l’on se propose d’identifier par ce qu’on pourrait appeler des stéréotypes mais que Šašek mélange à des pratiques d’espace. Les paysages que Šašek nous donne à voir dans la collection n’ont pas grand-chose à voir avec les paysages déserts de ses propres peintures : dans les albums, les pages grouillent d’habitants, de commerçants, de badauds et d’enfants.

En 1960, le journaliste Roman Candles faisait déjà remarquer à propos de l’album This is Rome : « La méthode de M. Šašek est de montrer Rome comme le visiteur la voit, non de manière organisée en suivant un itinéraire qui suit les sites et les monuments célèbres, mais dans une joyeuse confusion de statues, de musées, de restaurants, d’églises, d’autobus, de ruines » [11]. C’est, semble-t-il, cette « joyeuse confusion » (happy muddle) qui range l’ouvrage davantage du côté de l’album pour enfants que du documentaire, davantage du côté du carnet de voyage que du guide touristique. Les lieux dépeints par Šašek créent l’aire dans laquelle ils se trouvent autant qu’ils servent à l’identifier. Ils fonctionneraient comme la cristallisation d’une « culture localisée dans le temps et l’espace » [12], selon la définition anthropologique du lieu donnée par Marc Augé.

Les dix albums qui prennent pour thème une ville commencent par une vue générale et aérienne (fig. 4). Cette vue permet de saisir le site de la ville : carrefour fluvial pour New York, Paris, Rome, Londres, une colline dominant la mer pour Edimbourg, un archipel artificiel pour Venise, un port de baie pour San Francisco. Elle permet également de faire émerger d’un amas de petits carrés multicolores, représentant l’aire urbaine, des lieux identificatoires. A chaque fois lieux et aire ne sont pas deux réalités distinctes mais interdépendantes : l’une illustre un phénomène (l’étalement), pendant que l’autre identifie l’endroit.

Pour reprendre à mon compte une terminologie empruntée aux mathématiques et à René Thom en particulier, je pourrais dire que les lieux choisis par Šašek sont les « expressions saillantes » d’une « réalité prégnante » [13]. L’aire urbaine, dans son étalement multicolore, est cette réalité prégnante qui s’affiche au premier regard du lecteur. Pour Šašek, les saillances urbaines sont toujours des objets architecturaux, traces visibles, « signaux » pourrait-on dire, du génie humain, et qui permettent de distinguer cette ville-là d’une autre, de l’identifier en somme.

Cependant, comme le laissait entendre précédemment le témoignage de Šašek lui-même sur sa façon de travailler, ses albums ne sont pas que des balades architecturales. Ces voyages transforment l’homme. De manière systématique, chaque ouvrage débute par un petit personnage figurant l’artiste sur la page de garde qui s’apprête à entrer dans la ville : il est vêtu de manière ordinaire. Sur les pages de garde finales, apparaît le même personnage qui quitte la ville mais transformé par elle. Le voyageur s’est « parisianisé », « romanisé », « newkorkisé », « londonisé »... à la manière d’un Babar « nu » dans Histoire de Babar le petit éléphant (fig. 5), quand il arrive en ville et qui s’habille et se civilise en adoptant les manières de vivre citadines [14].

L’artiste se mêle aux divers habitants. Il les représente dans différentes activités de loisirs, de détente et de travail. Il s’attache à représenter les rues, les maisons, les pubs et les bars, les parcs, quelques animaux. Dans l’ensemble, tous les ouvrages nécessitent en moyenne 80 dessins. Sur ces 80 dessins, nous avons essayé de comptabiliser les sujets les plus souvent représentés (fig. 6).

En premier, et de loin, arrivent les personnages, avec 17 dessins par albums (24% de l’ensemble) (fig. 7). Ce constat peut paraître surprenant si on se souvient que les premières peintures réalisées par Šašek à Paris représentaient des paysages déserts. La multiplication des personnages permet à l’illustrateur d’animer les lieux pour les enfants, de représenter divers individus qui fréquentent la ville dans leurs particularités vestimentaires. On y trouve, certes, beaucoup de touristes mais tous ont en commun d’être des « habitants » avec leurs différences, des « habitants » rencontrés au hasard des balades de Šašek. Chaque lieu visité met ainsi en relation des individus entre eux soit par la co-présence, soit par la co-habitation laissant des possibilités de liens interpersonnels ou non. Parmi ces « habitants », on relève l’omniprésence des enfants : ils sont soit tenus par la main, soit jouant dans des parcs ou dans les rues.

Après les habitants, viennent les lieux habités (16 dessins en moyenne, 20% des illustrations). Ce sont toujours des lieux de rencontre (marchés, places, parcs, ports) où se tient une activité typique. Les lieux habités comme le marché aux puces de Paris, Times Square à New York sont des « hauts-lieux » du dynamisme urbain. La densité d’occupation de ces lieux se conjugue à une intensité de l’activité humaine et à la diversité des habitants.

Derrière, arrivent les « saillances » architecturales : 15 dessins en moyenne (19% des illustrations). Nous ne reviendrons pas sur ce qui les caractérise. Retenons simplement qu’elles sont choisies parce qu’elles sont identificatoires. On notera, qu’à la troisième place seulement de notre classement, elles ne constituent pas la majorité des illustrations de ces albums.

Les rues, les maisons individuelles viennent ensuite avec 12 dessins en moyenne (15% des illustrations). Elles sont choisies pour leur côté graphique typique, stéréotypique pourrait-on dire, mais aussi pour les activités qui s’y déploient (fig. 8). Comme des sortes de zoom sur des détails, nous avons inclus dans ces représentations le mobilier urbain : les boîtes à lettres, les distributeurs de journaux, les réverbères... Ces éléments de la rue font souvent la particularité de certaines villes et l’observateur avisé qu’est Šašek les croque et les glisse dans ses pages. Il faut ici prendre comme exemple les red pillar letterboxes créées à l’époque victorienne à Londres, les Newspaper vending machines inventées en 1947 par George T. Hemmeter à Berkeley (CA) ou encore les réverbères parisiens dessinés par l’architecte Alphand et le sculpteur Davioud en 1856.

 

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[11] Roman Candles, The Times Literary Supplement, n° 3038, 20 mai 1960, p. 2.
[12] Marcel Mauss, Essais de sociologie, Paris, Minuit, « Points Sciences humaines », 1968, p. 41.
[13] René Thom, Esquisse d’une sémiophysique, Paris, InterEditions, 1988, pp. 17-18 (en ligne sur Gallica. Consulté le 27 juillet 2022).
[14] Jean de Brunhoff, Babar. Histoire d’un petit éléphant, Paris, Hachette, 1931, pp. 6 à 11.