« This is the World » L’œuvre de
Miroslav Šašek et la construction
d’un capital géographique

- Christophe Meunier
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Fig. 3. Carte des voyages de Miroslav Šašek

« Habitant, par faits et gestes » [7] : Miroslav S. a passé 47,5% des 23 540 journées de sa vie à Prague ou dans ses immédiates proximités (11 275 journées). Ces journées constituent, en fait, les premières années de sa vie. Il naît à Prague en 1916 qu’il quitte avec ses parents quelques mois après la naissance de sa sœur Véra pour aller à 50 km au Sud, à Sedlčany, ville d’un peu plus de 4 000 habitants en 1920, où Alois Šašek, le père, travaille dans une compagnie d’assurance. En 1926, ce dernier meurt d’une pneumonie à 41 ans. Anna Marie, la mère, et ses deux enfants rejoignent Prague, dans le quartier populaire de Žižkov, quartier libertaire à l’image de celui de Montmartre. Le quartier est d’ailleurs souvent surnommé : la « République de Žižkov ».

C’est dans ce quartier que Mirek (diminutif de Miroslav) grandit. Il y fait ses études, va au lycée puis rejoint l’Université Technique Tchèque de Prague (CVUT), située à l’autre bout de la ville, où il étudie l’architecture, la peinture et le dessin. Entre 1938 et 1939, il commence à beaucoup voyager, passant quelques jours en Angleterre, en Ecosse, en France, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Italie, en Espagne et en Afrique du Nord. C’est à Prague qu’il se marie une première fois, avec Dynda, en 1946, une jeune dessinatrice comme lui. Le couple décide de s’installer en France, à Paris, où Šašek a décidé de suivre des cours à l’Ecole des Beaux-Arts.

Šašek passe ainsi 7% de son existence (1 647 journées) en France et plus particulièrement dans la capitale. Il a déjà l’idée, en arrivant, de réaliser un guide touristique pour les enfants sur Paris pour un éditeur tchèque Ladislav Kunciř, avec qui il travaille depuis 1940. En 1948, après la révolution communiste à Prague, le couple décide de s’installer de manière définitive en France. En 1951, Ladislav Kunciř est arrêté, soupçonné de trahison avec l’Occident, ses biens sont confisqués. Les Šašek se retrouvent sans ressource. Une nouvelle fois, ils décident de partir et de rejoindre Munich où un compatriote, Jan Snízek, a proposé à Miroslav de travailler à Radio Free Europe.

42% de son existence (9 873 journées) se passe alors en Allemagne et plus précisément à Munich ou dans ses proches environs. Dynda et Miroslav s’y installent en 1951, y divorcent en 1956. Miroslav s’y remarie, une seconde fois, avec Anna Mulkova, en 1961, et y divorcera une nouvelle fois en 1971. Šašek résidera à Munich jusqu’à sa mort en 1980, même s’il est officiellement décédé au domicile de sa sœur Véra, à Wettingem en Suisse, alors qu’il lui rendait visite.

Les 3,5% restant de son existence (745 journées), Šašek les passe en voyages multiples à travers le monde (fig. 3) : des voyages-éclairs (entre 5 et 10 jours) mais nombreux et épars. Epars, mais en fait pas tant que cela. A partir de 1946, Šašek ne reviendra plus dans le bloc communiste. Ainsi donc, ses voyages se déroulent dans un espace où les déplacements sont libres, ou tout du moins non soumis à un contrôle drastique. Il rencontre d’ailleurs sa dernière compagne, Mariko Koizumi, lors d’un de ses voyages qui l’a mené au Japon pour une de ses expositions. A regarder la carte géotopobiographique de Miroslav S., on observe aisément que ses périples l’ont conduit à faire le tour du bloc communiste, comme si, aux prescriptions d’enfermement derrière un mur plus ou moins imaginaire, Miroslav S. répondait par une sorte de « butinage » libre.

Comment habite-t-il les lieux de sa vie ? Je ne possède aucune information sur ses pratiques, ses habitudes à Prague ou à Munich. A Paris, ses peintures témoignent d’une fréquentation des lieux les plus touristiques : Notre-Dame, l’Opéra, le Pont-Neuf..., tous des lieux les plus prisés des peintres. Une chose remarquable cependant, c’est l’absence de badauds. Les lieux sont toujours représentés déserts et inanimés, comme si Šašek y peignait la solitude du déraciné. C’est d’ailleurs l’explication qu’avance le documentariste franco-britannique Harold Manning [8].

Pour aller vers ce qui nous intéresse davantage, Šašek s’est souvent exprimé sur sa façon d’être dans les lieux pour lesquels il devait réaliser des albums. Dans une interview accordée à Lee Bennett Hopkins en 1969, Šašek expliquait sa manière de faire :

 

J’arrive dans un endroit comme New York par exemple, où je n’étais jamais allé avant de toute ma vie. Je commence par aller voir les choses dont j’ai entendu parler ou que j’ai rencontrées dans mes lectures – des monuments, des paysages et des lieux d’intérêt. Une chose me conduit à une autre jusqu’à ce que le livre soit terminé. Tout ce que je fais vraiment, c’est de courir de mon hôtel à un endroit puis de rentrer à mon hôtel [9].

 

Šašek ne suit pas un itinéraire préétabli. Il se laisse aller au gré de ses visites. Il laisse place à ce que Jacques Lévy nomme la « sérendipité urbaine » [10], la capacité qu’a un marcheur en ville de se laisser surprendre et de découvrir par hasard. Cette manière d’appréhender les villes dans lesquelles il se déplace transparaît dans son œuvre : pas d’itinéraire établi, pêle-mêle de monuments et de lieux historiques, ambiances de quartiers divers, de la vie à chaque page. Nous l’avons vu, Šašek est un habitant du monde, sa pratique spatiale est liée au mouvement, à la mobilité touristique. Šašek n’en demeure pas moins un profond européen ancré dans les trois pôles urbains qui l’ont construit : Prague, Paris et Munich.

 

>suite
retour<
sommaire

[7] Olivier Lazzarotti, Quand l’habiter fait sa loi : l’héritage de Johnny Hallyday, Op. cit., p. 11.
[8] Anna Kubišta, « La Magie des dessins de Miroslav Šašek revit après des décennies dans l’oubli », Foreign broadcast of Czech Radio, 2 mai 2010 (en ligne. Consulté le 27 juillet 2022).
[9] Lee B. Hopkins, Books Are by People : Interviews with 104 Authors and Illustrators of Books for Young Children, New York, Macmillan Publishing Company, 1969, pp. 238-242.
[10] Jacques Lévy, « Serependity », EspaceTemps.net, 2004 (en ligne. Consulté le 27 juillet 2022).