Un art de faire découvrir le monde.
Portraits de pays phototextuels

- David Martens
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Souvent typifiée, voire passablement stéréotypée, cette figure sert de point de jonction en assurant énonciativement, à travers un de ses représentants, une présence incarnée au pays dépeint. Ce ressort correspond pleinement à la fonction du portrait : rendre présent un être (ou une entité) absente. Ainsi se trouve réduite la distance qui va parfois de pair avec le discours à vocation de diffusion des connaissances des portraits de pays qui ne sont pas spécifiquement destinés aux enfants. Comme pour façonner d’emblée un effet de familiarité relative que certains titres de séries, à l’instar de « Connais-tu mon pays ? », contribuent à favoriser. Il en va de même de certaines images de couverture, ainsi que le note Laurence Le Guen, à propos de celles de la collection « Enfants du monde » (lire l’article), où le regard-caméra, couplé au détourage du corps de l’enfant, soustrait au regard le contexte environnant pour favoriser une attention portée sur la seule figure, qui en vient à incarner le pays dont elle sera un porte-voix cherchant à se placer, selon l’expression consacrée, « à hauteur d’enfant ».

Une telle délégation énonciative se trouve fréquemment mise en œuvre dans les versions pour adultes du genre, mais sous d’autres formes. Ainsi en va-t-il du procédé consistant à donner la parole à un interlocuteur du cru, voire en compilant des entretiens ou encore en réunissant des textes issus de la tradition littéraire locale, comme le font au demeurant les concepteurs de la rubrique « Catamondo », publiée à partir de 1965 dans le Corrierino Scuola, supplément enfantin du Corriere della Sera, en présentant des pays et des villes à travers un répertoire de chansons. Il en va de même, plus près de nous, de la collection « Albums Dada » des éditions Mango, qu’examine Daiane Francis Fernandes Ferreira (lire l’article), et qui s’emploie à faire découvrir une contrée à travers un recueil de poésie (et de chansons, s’agissant du volume sur le Brésil) ou encore, plus près de nous, un éditeur jeunesse comme Saad Bouri, des Editions du Jasmin, avec la collection « Contes d’Orient et d’Occident », ainsi qu’il l’explique dans son entretien avec Laurence Le Guen (lire l’entretien). Quelles qu’en soient les formes, cette prise en charge du propos tend à donner corps à l’un des principaux idéaux du genre du portrait : devenir un autoportrait. Présentés, le plus souvent implicitement, comme des incarnations particulières de l’identité dont il s’agit de dresser le portrait, ces enfants en apparaissent en effet comme le visage et la voix.

Ce faisant, le portrait gagne en quelque sorte une prime d’authenticité, puisque le pays n’est pas vu à travers un regard étranger, mais par un individu qui connaît le pays dont il parle de première main puisque c’est le sien. Ce jeu de voix peut en outre apparaître comme une occasion de ménager une part à la diversité interne des pays portraiturés, notamment en termes de populations cohabitant sur un même territoire. Dans leur exploration du fonds d’archives du CRILJ (Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse) conservé à l’université d’Artois, Florence Gaiotti et Eléonore Hamaide-Jager présentent la collection « Enfants d’ailleurs », publiée par La Martinière entre 2055 et 2013 (lire l’article). Récente à l’échelle de l’histoire du genre, elle fait le pari de la diversité en mettant en scène, dans un seul et même volume, plusieurs enfants, qui évoluent dans des milieux sociaux et des environnements différents, de façon à rendre justice à la diversité des pays portraiturés.

 

Pour ne prendre qu’un exemple, la Russie est présentée à travers trois enfants, l’un vivant dans la banlieue de Moscou, l’autre en Sibérie et enfin le troisième appartenant à la communauté des Tatar, musulman et vivant à Kazakh [14]. Suivre chacun de ces enfants permet ainsi d’aborder tout à la fois l’histoire ancienne mais aussi récente, pour expliquer leur mode de vie, bien différent l’un de l’autre. Le choix d’une pluralité d’enfants semble donc répondre à une volonté de restituer la complexité des pays.

 

Reste que ces scénographies apparaissent aujourd’hui (et sans doute déjà l’époque) tout de même quelque peu artificielles. Sur le plan textuel, de véritables enfants locaux ne s’exprimeraient sans doute pas systématiquement tous dans un français aussi impeccable (même si l’on peut, il est vrai, apprendre le français à l’école). En outre, comme le notent encore Florence Gaiotti et Eléonore Hamaide-Jager, toujours au sujet de la collection « Enfants d’ailleurs », plus récente et qui offre une place plus conséquente que bien des collections plus anciennes à la prétention proprement documentaire, « [s]i l’ouvrage cherche à rendre compte du point de vue des enfants, il est souvent un prétexte à un développement informatif beaucoup plus surplombant ». S’agissant des images, ces photographies d’enfants donnent à l’occasion à penser aux codes du roman photo, les phylactères et les intrigues amoureuses en moins, et à ceci près que ces clichés servent un propos non pas fictif mais une vocation documentaire qui revêt la forme du portrait, quoique celui-ci tende parfois vers la narration.

 

Une inclination à la narration

 

Les mises en scènes induites par la focale sur un (ou plusieurs) enfant(s) du pays va de pair avec une autre spécificité manifestement tendancielle du portrait de pays pour enfants : la prégnance de sa dimension narrative, nullement évidente dans les formes destinées aux adultes. Fondamentalement en effet, issu des arts plastiques (de la peinture en particulier), et marqué par le code de la pose, le portrait est un genre foncièrement statique. Dans le domaine du discours, il est caractérisé, dans les termes de la théorie du texte développée par Jean-Michel Adam [15], par une dominante descriptive, au détriment des autres formes de mises en texte. Pourtant, comme le remarquent plusieurs contributrices, en particulier Christine Rivalan Guégo et Catherine Sablonnière, la narration sous-tend largement ces portraits, soit que les enfants mis en scène présentent une forme de quotidienneté, qui se déroule par exemple dans la temporalité d’une journée, et qui induit dès lors, et de facto, d’en passer par le récit, soit qu’un voyage soit présenté, qui permet de parcourir le pays, non seulement dans l’espace, mais aussi, forcément, dans le temps.

 

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[14] Maïa Werth et Sophie Duffet, Sacha, Andréï et Turar vivent en Russie, La Martinière, « Enfants d’ailleurs », 2006.
[15] « La caractérisation globale d’un texte (…) résulte d’un effet de dominante : le tout textuel est caractérisable, dans sa globalité et sous forme de résumé, comme plus ou moins narratif, argumentatif : explicatif, descriptif ou dialogal. L’effet de dominante est soit déterminé par le plus grand nombre de séquences d’un type donné, soit par le type de la séquence enchâssante » (Jean-Michel Adam, « Genres, textes, discours : pour une reconception linguistique du concept de genre », dans Revue belge de philologie et d’histoire, t. 75, n° 3, 1997, p. 669 - en ligne. Consulté le 15 septembre 2022).