Identité iconique. Eustache Deschamps,
figure de l’humaine condition (Le double lay
de fragilité humaine, BnF fr 20020)
- Philippe Maupeu
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Le portrait de l’auteur dans la scène d’offrande (fig. 2 ) est singularisé par quelques attributs, prédicats descriptifs : une barbe taillée en pointe, une tunique courte avec ceinture taille basse sur des chausses à poulaine, qui le distinguent des hommes de la cour, dont le second paraît être un clerc (Deschamps, marié, père de deux fils et une fille, est un laïc). A ces attributs s’ajoute le bâton qui désigne la fonction : bâton ou baguette de l’huissier d’armes chargé de la sécurité du roi. L’identification de Deschamps est bien entendu assurée par un autre prédicat, circonstanciel, qui permet sa reconnaissance en contexte : Deschamps est en position d’offrant tenant le livre devant le roi, agenouillé comme son sujet, selon un rituel qui rappelle l’hommage vassalique.
Dans ce livret, l’identité iconique de l’auteur est stable. Deschamps réapparaît dans la dernière image, agenouillé priant la Vierge, mains jointes, le bâton d’huissier coincé sous le bras. Il s’agit d’un ajout par rapport au texte d’Innocent III. La prière à la Vierge est signalée par une rubrique qui identifie l’auteur : « Comment l’acteur fait sa conclusion et la fin de son dictié en suppliant et implorant la grace et l’aide de la benoitte Vierge Marie » (éd. cit., str. XXXVII). L’énonciation collective de la prière, à la première personne du pluriel, s’ancre dans le je singularisé de l’auteur. L’image d’offrande du livre (f°1v, fig. 2 ) et la miniature finale (f°21v, fig. 16) convergent indéniablement vers la figure de l’auteur. Le colophon rubriqué sur le même folio final (f°21v) le confirme si besoin était :
Ci fine le livret de la Fragilité d’umaine nature, fait & compilé par manière de double lay par Eustace Morel de Vertus, escuier & huissier d’armes du roy Charles le Quint, chastelain de Fymes. Et a li presenté le .xviii. jour d’avril apres saintes Pasques l’an de grace nostre Seigneur mil.ccc.quatrevins & troys [38].
Les illustrations suivantes, en revanche, qui actualisent le discours sur la misère de la condition humaine dans les temps de crise du règne de Charles VI, représentent des personnages qui ressemblent d’une manière troublante au portrait de l’auteur. La vignette quadripartite du f°13v (fig. 15 [39]) dresse un tableau des malheurs du temps, conformément au texte qu’elle illustre :
D’autre part comment sont pugnis
Au monde li povrez chetis ?
L’un est noyé & l’autre enrage,
Li uns est escorchez tous vis,
L’autre pendus, l’autre mourdris,
Ou desrobez en un boscage,
Ou affoléz par son oultrage,
Ou diversez prisons mis,
Au bestez & a oysiaux promis,
& aux poyssons en pasturage [40].
Les personnages présentés ici partagent des traits communs avec le portrait d’auteur au seuil et à la fin du livret : la barbe taillée en pointe, la tête nue, la tunique (images 2 et 3). Les deux soldats qui s’affrontent dans la seconde image sont certes de quasi homonymes iconiques, et c’est l’indistinction individuelle qui paraît l’emporter ici. Pour autant, nous ne pouvons nier cette ressemblance insistante, entre l’auteur peint et ce que nous reconnaissons comme ses doubles ou avatars iconiques : quel statut heuristique lui accorder ? Est-elle voulue, programmée par l’écrivain ?
Dans la vignette quadripartite, entre les traits physiques participant d’une prédication commune, la position de profil est particulièrement remarquable. Elle semble s’imposer pour la représentation d’un duel (image n°2), mais elle n’était pas nécessaire pour l’image suivante. Ce profil était celui de l’écrivain remettant son livre au Prince, et priant la Vierge. Plusieurs scénarios sont possibles : si l’on admet l’idée que l’iconographie a été plus ou moins strictement contrôlée par l’auteur, à l’aide d’indications données verbalement ou de prescriptions écrites, il est possible que Deschamps ait demandé au peintre de réaliser certains personnages à sa propre image, par réduplication du modèle. A moins que le peintre lui-même ait pris l’initiative de cette réduplication.
Cette ressemblance problématique, indécise, incertaine, entre l’acteur Deschamps et ses avatars figuratifs au sein du manuscrit, participe du projet poétique à l’œuvre. La convergence référentielle ne s’impose pas entre le sujet individuel peint au seuil du livret (offrande au roi et prière à la Vierge) et le tout venant de l’Humanité en proie à ses tribulations au cœur du manuscrit. Le texte lyrique du Double lay n’est pas autobiographique : il est une réflexion et une lamentation sur la condition universelle de l’homme, de la naissance à la mort. L’indécision référentielle, jamais véritablement résolue (il manque chez ces soldats l’élément déterminant entre tous de la figure de l’auteur, le bâton d’huissier), sert une figure générique de l’homme, une identité catégorielle qu’exemplifie le portrait d’auteur de la scène de dédicace et de la prière à la Vierge.
Ce que donnerait à voir en fin de compte l’iconographie du Lay de fragilité, ce serait comme une autobiographie potentielle ou virtuelle : Deschamps intègrerait les caractérisations individuelles dans une représentation générique de l’homme. Les prédicats narratifs (noyade, meurtre, emprisonnement, mort sans sépulture), qui manifestent la violence de l’époque, déterminent tout aussi bien un sujet générique (l’homme au temps de Charles VI) qu’un rôle fictionnel, un masque endossé par l’acteur soucieux d’actualiser dans l’hic et nunc de l’énonciation la vérité transhistorique d’un texte vieux de plus d’un siècle mais aux résonances persistantes. La ressemblance entre le portrait d’auteur peint à l’implicit et à l’explicit et les personnages mis en scène dans les miniatures narratives relève ainsi non de l’identité référentielle mais de la figure, au sens herméneutique du terme : un travail du sens. Manière pour l’écrivain iconographe Eustache Deschamps de fonder à la fois la persona individuelle de l’auteur comme garante de l’autorité du livre, dans un rapport d’autorité partagée avec le destinataire royal, et d’œuvrer à la généralisation d’un propos qui vise l’Homme dans sa misère ontologique. A travers le portrait peint probable ou supposé de Deschamps, le lecteur royal et curial reconnaît en lui une figure contemporaine de l’humaine condition.
[38] On doutera que Charles V soit revenu d’entre les morts prendre possession de l’ouvrage. Le colophon était « troué » : « quint » et « .xviii. » sont écrits d’une autre main, à l’encre non pas rouge mais noire. Peut-être doit-on en conjecturer que le manuscrit n’a pas été remis à son dédicataire. Cette bizarrerie n’est pas mentionnée par les auteurs du répertoire des Manuscrits autographes en français au Moyen Age, Op. cit.
[39] Notamment la première vignette du registre inférieur de cette image quadripartite, montrant un prisonnier poussé par les gens d’armes dans son cachot. On peut également reconnaître dans la vignette supérieure deux avatars de l’auteur, l’un décapité par l’autre.
[40] Je rétablis les abréviations et ponctue.