Identité iconique. Eustache Deschamps,
figure de l’humaine condition (Le double lay
de fragilité humaine
, BnF fr 20020)

- Philippe Maupeu
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Fig. 9. Anonyme, Christine de Pizan offrant son
recueil à Isabeau de Bavière
, v. 1410-1414

Fig. 10. Anonyme, Pierre Salmon
allant à la chartreuse
, 1409

Fig. 11. Anonyme, Jacques Bauchant
remettant son ouvrage à Charles V
, v. 1370-1375

Fig. 12. Anonyme, Présentation du livre, v. 1410

Pourvue de traits identificatoires univoques et stables, la figure d’auteur individualisée ne se limite donc pas aux images seuils du texte ou du manuscrit, scène de dédicace et explicit : elle identifie également l’acteur, projection de l’auteur dans l’espace narratif et discursif du récit, lorsque l’écrivain se met lui-même en scène dans le monde de la fiction, ou qu’il prétend raconter sa vie dans des récits de type (pseudo-)autobiographiques. La stratégie auctoriale de Christine de Pizan consiste à lier éthiquement et poétiquement les « Faits » biographiques aux « Dits » poétiques, et à prendre position sur le « terrain » référentiel. Sur le plan iconographique, cela se traduit par un portrait d’auteur remarquablement stable, que les imagiers reproduisent d’un manuscrit à l’autre, constitué de quelques traits distinctifs définitoires : une femme-auteur (à son pupitre, ou remettant son livre au dédicataire), en robe à coudières bleue (le plus souvent) et cornette blanche (le plus souvent) [20]. Cette permanence iconique contribue à fonder l’auteur comme garant et foyer d’une œuvre largement polygraphique : c’est le cas du célèbre manuscrit de la reine (Isabeau de Bavière), manuscrit Harley 4431, et de la miniature d’offrande liminaire (fig. 9) [21].

Le cas de Pierre Salmon est particulièrement intéressant. Salmon, conseiller de Charles VI, a publié un des récits autobiographiques les plus circonstanciés de son temps : la visée en est apologétique, de type boécien – il s’efforce de se disculper auprès du roi, son dédicataire, des soupçons de malversation et de complot que la médisance, écrit-il, fait peser sur lui [22]. Sur la miniature liminaire, il s’est fait représenter offrant son livre à Charles VI sous la présence et le regard de Jean sans Peur : clerc, visage sans trait distinctif, robe grise et chaperon rose, dont la cornette est rabattue dans le dos (mis en gorge). Ces attributs se retrouvent au sein de la partie proprement autobiographique du texte : robe bleue et chaperon rose permettent de distinguer dans cet exemple trois occurrences du même personnage dans cette miniature narrative (fig. 10). Espace articulant trois énoncés ou propositions iconiques coordonnées par la réitération du même motif visuel et la fonction syntaxique du chemin : Pierre Salmon quitte Utrecht et se rend à l’abbaye des Chartreux (1), en sort (2), puis rencontre dans une chapelle de Notre-Dame le mystérieux moine blanc (3) qui lui prédit la mort de Richard II et Louis d’Orléans et le somme d’avertir Charles VI des dangers qui pèsent sur lui. La couleur ici est clairement un déterminant de la figure.

 

De l’auteur à son portrait : les médiations techniques

 

Cette identité iconique stable relève d’une emblématique d’auteur : elle ne préjuge pas d’une ressemblance du « portrait » peint à son modèle. Les travaux d’historiens et anthropologues du Moyen Age ont fait justice du critère de la ressemblance dans la définition de l’autoportrait médiéval. Notion d’une manipulation délicate pour les images qui nous retiennent. Les recherches de Jean-Claude Schmitt, Georges Didi-Huberman et Dominic Olariu ont permis de réviser le scénario historiographique longtemps admis d’une émergence tardive du portrait médiéval, dont le célèbre portrait de Jean II le Bon aurait constitué le prototype (en tout cas pictural), et de préciser la fonction qu’y assume la ressemblance physionomique. Jean-Claude Schmitt a élargi aux arts figuratifs la thèse d’Erich Auerbach sur la littérature médiévale : la conception figurative de l’identité, reposant sur les rapports d’analogie entre les êtres et entre les événements, aurait longtemps contrarié une représentation fondée sur la mimesis – l’individu, sa physionomie, dans sa singularité irréductible : les images peintes ou sculptées, écrit Schmitt, « se soucient moins de rendre la réalité extérieure telle qu’elle est, à commencer par le visage des individus singuliers, que d’inscrire les images dans le « plan divin » en leur donnant un sens supérieur » [23]. L’impératif socratique du « connais-toi toi-même » repensé dans une perspective chrétienne, notamment chez saint Bernard, en appelait ainsi à un dépassement du proprium, cette volonté propre qui brouillait comme une tache la similitudo originelle de l’homme créé à l’image divine, et le plongeait dans la « région de la dissemblance » [24].

Mais l’identité personnelle au Moyen Age ne se réduit pas au renoncement bernardien au proprium. Selon l’historien, c’est plutôt un rapport de tension qui présiderait à la représentation de l’homme et à son portrait, entre un refus « de toute considération à la singularité charnelle, accidentelle de l’individu », et une relation personnelle entre le fidèle et le Créateur, qui le conduit « à lui offrir son « labeur », à lui rendre un vœu, à lui consacrer son visage ou son image » [25]. La ressemblance, suivant l’archétype de la vera icona christique, a pu se fonder sur le paradigme indiciel de l’empreinte, du moulage, et ce dès le XIIIe siècle : en témoignent les ex-voto de cire, moulés sur le visage des fidèles à l’église Santissima Annunziata de Florence [26]. Dans ce cadre, les portraits ont indéniablement à voir avec la memoria : il s’agit bien de garder l’empreinte du visage, de son vivant (ex-voto) ou défunt (portraits funéraires), de conjurer ou combler l’oubli des morts. La ressemblance, ou plus précisément la singularisation des physionomies, écrit Schmitt, leste le portrait d’une virtus, d’une « force représentative » que n’ont pas les figures conventionnelles et génériques [27].

Si les premiers portraits peints de scribes remontent au moins au XIsiècle [28], ces représentations, et cela reste vrai au XIVe siècle, relèvent plus du portrait « individualisé » que du portrait « individuel », selon l’utile distinction faite par Dominic Olariu [29] : à savoir d’un ensemble de traits distinctifs qui singularisent un individu sans pour autant préjuger de sa ressemblance avec le référent. Dans l’image d’offrande, peinte au seuil des manuscrits, le « portrait » d’auteur oscille entre figures générique et individuelle, la fonction d’ancrage du texte de dédicace permettant l’économie d’une description / dépiction détaillée de l’écrivain. Le portrait de Jacques Bauchant, par exemple, offrant à Charles V sa traduction du Livre des voies de Dieu d’Elizabeth de Schönau, présente des traits individuants plus marqués que celui d’Honoré Bovet dans la miniature de dédicace du Livre de bonnes mœurs (figs. 11 et 12).

Ces portraits d’auteurs, dans le cas des manuscrits auctoriaux dont la réalisation a été contrôlée, sinon supervisée par l’auteur, sont-ils pour autant des autoportraits au sens où l’entend l’histoire de l’art ? Si l’on excepte le cas de portraits de soi autographes (nous n’en connaissons pas d’exemples pour la miniature médiévale, à l’exception du portrait d’« Hugo pictor » mentionné ci-dessus), le portrait est réalisé par le peintre du manuscrit et non par l’auteur, sur les indications de celui-ci : un autoportrait validé par l’auteur, mais médiatisé par un tiers. L’effectuation, dans le manuscrit, de l’intention de l’auteur, repose sur un ensemble de médiations techniques qui consistent en des prescriptions d’illustrations, auctoriales, adressées au peintre.

 

>suite
retour<
sommaire

[20] Voir sur ce point Ch. Reno et L. Dulac, « Les autoportraits de Christine de Pizan », dans E. Gaucher-Rémond et J. Garapon (dir.), L’Autoportrait dans la littérature française, du Moyen Age au XVIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, pp. 49-69. On lira avec profit dans le même ouvrage les contributions de Florence Bouchet (« Introspection et diffraction : les autoportraits de René d’Anjou, entre allégorie et arts figurés », pp. 71-82) et Catherine Emerson (« Les illustrations du Chevalier délibéré : autoportrait ou création de personnages ? », pp. 133-143).
[21] Voir Album Christine de Pizan, Op. cit., p. 316.
[22] Voir Ph. Maupeu, « Salmon le fou, Salmon le sage », Romania, t. 132, 2014, pp. 377-411.
[23] J.-C. Schmitt, « La mort, les morts et le portrait », dans D. Olariu (dir.), Le Portrait individuel. Réflexions autour d’une forme de représentation (XIIIe – XVe siècles), Berne, Peter Lang, 2009, pp. 15-33 (citation p. 15).
[24] Saint Augustin, Confessions, VII, 10 (« Je me trouvais loin de vous, dans la région de la dissemblance (regio dissimilitudinis) »).
[25] J.-Cl. Schmitt, « La mort, les morts et le portrait », art. cit., p. 23.
[26] Ibid., p. 24. J.-C. Schmitt fait référence aux travaux de G. Didi-Huberman sur le paradigme indiciel de la ressemblance. Voir La Ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Paris, Editions de Minuit, « Paradoxe », 2008 (particulièrement pp. 92-100). Voir également, sur les fondements anthropologiques et théologiques de ce paradigme, Hans Belting, La vraie image, Paris, Gallimard, « Le temps des images », 2007 (notamment chapitre I, « Le masque et la personne du Christ »), et J.-C. Schmitt, « Cendrillon crucifiée. A propos du Volto Santo de Lucques (XIIIe – XVe siècles) », dans Le Corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Age, Paris, Gallimard, « Le temps de images », 2002, pp. 217-272.
[27] J.-Cl. Schmitt, « La mort, les morts et le portrait… », art. cit., p. 28.
[28] Il s’agit d’un « Hugo Pictor », dont nous ne savons rien d’autre que le nom, qui se nomme dans un manuscrit du commentaire d’Isaïe par Jérôme, rappelle J. C. Schmitt (« La mort, les morts et le portrait », art. cit., p. 22, n. 18).
[29] Voir « Le portrait au Moyen Age tardif », dans Les Images dans l’occident médiéval, art. cit.