Identité iconique. Eustache Deschamps,
figure de l’humaine condition (Le double lay
de fragilité humaine
, BnF fr 20020)

- Philippe Maupeu
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Fig. 13. Anonyme, Présentation du livre
à Pierre d’Aubusson
, 1484

Fig. 14. Anonyme, L’acteur et la pensée, s.d.

Fig. 15. P. Remiet, quatre scènes, 1383

Les prescriptions verbales déterminent la représentation de l’auteur dans l’iconographie. Le vice-chancelier de l’Ordre de l’Hôpital Guillaume Caoursin a ainsi rédigé un cahier de prescriptions matérielles et notamment iconographiques à l’attention du représentant de l’ordre à Paris : depuis Rhodes, Caoursin a commandé un luxueux manuscrit contenant quatre textes écrits en latin dans lesquels il relate notamment le siège de Rhodes et la victoire des Hospitaliers contre l’armée de Mehmet II (23 mai-18 août 1480). Il destine ce livre, un « chief d’œuvre » écrit-il, au Grand Maître de l’ordre de l’Hôpital Pierre d’Aubusson (1476-1503) dont il est le secrétaire personnel, héros de la résistance contre le siège des Turcs. Ce livre somptueux, dont le cycle de 51 miniatures pleines pages est dû à l’anonyme « maître du cardinal de Bourbon », est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France (Bnf lat. 6067). Les détails de la commande nous sont désormais connus par un manuscrit au moins partiellement autographe conservé à la Bibliothèque Vaticane (Reginense lat. 1847), contenant un premier état du texte [30] (des mynutes) validé par et annoté par Caoursin, une lettre signée de Caoursin adressée au représentant de l’Ordre à Paris (Nicole Lesbahy d’après Vissière et De Vaivre) et un cahier de prescriptions devant servir à la réalisation du manuscrit (reliure, mise en page et illustration). Caoursin indique ainsi les éléments nécessaires à son autoportrait, tel qu’il doit figurer dans la scène d’offrande du livre à Pierre Aubusson :

 

[…] Et devant le maistre soit a ung genoul ung homme vestu de robbe noire à manches fendues, le pourpoint de satin, tenant son bonnet viollet à la main senestre et en la main destre ung livre qui (sic) presente au maistre  et qui soit en certe distance du maistre sur ledict tappis, et non prés, et qu’il ait cheveulx cours, ront visaige et le nez camus ; et derriere, soient .iii. ou .iiii. personnaiges faitz a plaisir, et faire en ladicte salle quelque marmote (i.e. singe) et chiens de chasse avecques ung papegay [31].

 

Ces indications ont été scrupuleusement respectées sur le manuscrit final (f° 3v, fig. 13). Le portrait prescrit se limite à quelques traits distinctifs saillant (un homme aux cheveux courts, visage rond, nez camus), notations conventionnelles d’une singularisation physique a minima, aisément traduite par le pinceau du peintre et reconnue comme telle par l’auteur et le dédicataire.

Le chroniqueur bourguignon Olivier de la Marche donne également quelques directives pour la réalisation de son autoportrait dans le Chevalier délibéré (1483), récit allégorique en vers qui conte la vie de l’auteur sur fond de la chute de la maison de Bourgogne, et pour lequel La Marche a élaboré un programme iconographique détaillé de quinze miniatures ou hystoires. L’auteur, dans ce texte pseudo-autobiographique, est aussi le protagoniste du récit, l’acteur et chevalier délibéré. La première hystoire est un portrait d’auteur, individualisé par les habits et les couleurs :  

 

En ceste histoire aura ung manoir en facon d’un chasteaul, et tenant a icellui aura une plainne arbue, et ou milieu d’icelle plainne aura ung chevalier vestu d’une longue robbe noire sanglé, et unes patenostres pendans a sa sainture au dextre costé, et seront estoffees de houppes et de saingnaulx d’or. ledit chevalier aura une chainne d’or au col et tiendra ung long baston en sa main dextre et en son chief aura ung chappeaul noir a une petitte enseigne d’or, et une cornette devant son visaige et a l’entour de son col, et le plus en forme d’homme pensif que faire se peult. (…) Et sur la robe du chevalier aura escript l’acteur, et sur celle de la dame aura escript en lieu veable pensee [32].

 

Comme l’a relevé Catherine Emerson, cette description correspond à la représentation de l’auteur dans la scène d’offrande de ses Mémoires à Philippe Le Beau (BnF fr 2868, f°5r) [33]. Disons qu’elles en partagent les prédicats descriptifs indiqués par l’auteur : longue robe fourrée et chapelet à la ceinture. Pour autant, ces prédicats, peu nombreux, ne fondent pas l’individuation du sujet. Catherine Emerson a en outre reconnu « une ressemblance » entre l’acteur représenté dans les gravures des premières éditions du texte et le célèbre portrait de La Marche contenu dans le recueil conservé à Arras (BM, 266, f°280) : « vieil homme à la mâchoire lourde, au nez crochu et aux yeux tristes », qui « incarne la mélancolie du personnage littéraire dont la devise souligne les souffrances ». Il est indéniable que le profil au nez busqué et les yeux cernés [34], prédicats absents de la prescription directive, individualisent un personnage qui excède la simple figure générique que l’on trouve dans d’autres éditions (fig. 14). D’autres traits en revanche distinguent la figure gravée du portrait dessiné d’Arras, la chevelure notamment, longue dans les éditions hollandaises, qui peuvent suggérer la jeunesse : le chevalier délibéré est ainsi pourvu d’une identité iconique, soulignée par l’indication verbale brochée sur l’image (« l’acteur ») mais elle relève plus sûrement d’un portrait composite ou recomposé de son auteur. La « ressemblance » du portrait à son référent peut ainsi être prescrite par l’auteur du manuscrit selon deux voies :

 

– analogique [35] : l’auteur transmet à l’éditeur un portrait de lui saisi sur le vif, un modèle que le miniaturiste reproduit par copie, plus ou moins fidèlement ; ce mode correspond à l’esquisse dans le système des relations transesthétiques de Goodman [36] ;

– digital : l’écrivain adresse à l’atelier un ensemble de prescriptions verbales, écrites ou orales ; le passage de la prescription à la miniature peinte se fait non par copie mais par transposition transsémiotique ; elle inclut une somme finie de prédicats, discrète, à valeur prescriptive ; corolaire : elle exclut de fait du champ de prescription tout un ensemble, non fini, d’éléments laissés à la discrétion du peintre ; ainsi, une même prescription directive peut donner lieu à des réalisations à la fois fidèles à la prescription et différentes entre elles, d’où la variété des portraits d’auteurs par exemple d’un manuscrit auctorial à l’autre.

 

Le Double lay de fragilité d’Eustache Deschamps

 

La poésie d’Eustache Deschamps ne relève pas de l’autobiographie à proprement parler. Le sujet lyrique qu’il met en scène notamment dans ses ballades et rondeaux, une somme de 1500 pièces, est pour le dire avec Dominique Rabaté, « produit, construit par le discours » [37] : construction discursive, il ne se confond pas avec le sujet empirique. Le sujet chez Deschamps est avant tout une position discursive et éthique : ce qui donne à sa poésie son caractère puissamment polyphonique, avant Villon : l’auteur est ventriloque de l’Amant courtois, de la Dame délaissée, du vieillard impuissant et de la vetula libidineuse, de la ménagère trompée par son mari, etc. 

Pourtant, Eustache Deschamps se représente bien, en tant qu’individu et sujet du roi (Charles VI en l’occurrence) dans un petit manuscrit (BnF fr 20029) dont il est probable qu’il ait supervisé la réalisation. Deschamps, huissier d’armes, écuyer de petite noblesse champenoise, bailli de Senlis, à partir de 1393 maître d’hôtel de Louis d’Orléans frère, figure dans la scène peinte de dédicace peinte en grisaille en train de remettre son livre, volumineux, scellé par des fermoirs au roi Charles VI en présence de deux membres de la cour (fig. 2 ). Ce manuscrit est en réalité un petit livret : une traduction du De miseria humanae conditionis du pape Innocent III écrit au début du XIIIe siècle. Cette traduction ne retient du traité latin que quelques extraits, dont elle offre une traduction approximative en vers. Le dispositif de mise en page adopté, calibré par la réglure, confronte le texte en huitains octosyllabiques au texte latin source en prose, transcrit dans une écriture de plus petit module. Les miniatures compartimentées, traitées en grisaille, contribuent à l’articulation visuelle et sémiotique du texte original et de sa traduction, puisque la justification de l’image coïncide avec celle des deux colonnes de texte, français et latin (fig. 15).

 

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[30] Qui correspondrait au manuscrit d’édition, matrice du manuscrit de publication, selon la terminologie d’O. Delsaux (Op. cit., p. 30).
[31] J.-B. de Vaivre et L. Vissière, « L’écrivain et le peintre. Un cahier d’instructions inédit de Guillaume Caoursin pour la réalisation de l’exemplaire dédicacé de ses œuvres à Pierre d’Aubusson », Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, Comptes rendus des séances de l’année 2012, janvier-mars, fascicule 1, Paris, De Boccard, 2012, pp. 469-501. La lettre de Caoursin au commandeur de l’Ordre de l’Hospital à Paris et le cahier d’instructions codicologiques et iconographiques sont édités en annexe à la fin de l’article, pp. 491-500 (494).
[32] Ces descriptions sont contenues dans trois manuscrits : Bnf fr 1606, Turin BNU, L.V.1, et Vienne, ÖBB, Cod. 3391, dont aucun n’est autographe. Voir Le Chevalier délibéré, éd. C. W. Carroll, Tempe, Arizona, 1999, pp. 14-26 ; S. S. Sutch, « La réception du Chevalier Délibéré d’Olivier de la Marche aux XVe et XVIe siècles », dans La Littérature à la cour de Bourgogne. Actualités et perspectives de recherche. Actes du 1er colloque international du Groupe de recherches sur le moyen français, Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 8-10 mai 2003, éd. Cl. Thiry et T. Van Hemelryck, Montreal, CERES, pp. 335-350 ; Ph. Maupeu, « Pour une poétique unifiée. Le programme iconographique du Chevalier délibéré d’Olivier de la Marche », dans J.-P. Montier (dir.), A l’œil. Des interférences textes/images en littérature, PUR, 2007, pp. 125-143.
[33] C. Emerson, « Les illustrations du Chevalier délibéré : autoportrait ou création de personnage ? », dans E. Gaucher-Rémond et J. Garapon (dir.), L’Autoportrait dans la littérature française, du Moyen Age au XVIIe siècle, Op. Cit., pp. 133-143 (ill. 22).
[34] Voir l’édition parue à Schiedam vers 1500, la gravure du feuillet a.iii. correspondant à l’histoire 2 (le profil accusé par la taille d’épargne, nez saillant et menton fuyant), et la gravure du feuillet a.vi. correspondant à l’histoire 5 (le nez busqué insiste, même dans un portrait de trois-quarts).
[35] Pour reprendre la terminologie communicationnelle de Bateson et Watzlawick. « L’analogie opère dans l’élément de la ressemblance ou d’une certaine continuité mimétique, l’ordre digital procède par oppositions binaires, et selon une logique du tout ou rien » (D. Bougnoux, La Communication par la bande, Paris, La Découverte, « Textes à l’appui », 1992, p. 263).
[36] Nelson Goodman distingue entre la partition, l’esquisse et le script pour penser les relations de prescriptions transesthétiques notamment dans les arts (autographiques ou allographiques) à deux phases. « Contrairement à la partition, l’esquisse, écrit Goodman, ne fonctionne pas du tout dans un langage ou une notation, mais dans un système sans différenciation ni syntaxique ni sémantique » (Op. cit., pp. 231-232). Voir également, B. Vouilloux, Op. cit., pp. 23-25.
[37] Voir l’article de Dominique Rabaté, « Enonciation poétique, énonciation lyrique », dans D. Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique, « Perspectives littéraires », Paris, PUF, pp. 65-79 (p. 66). Il y a dans l’énonciation lyrique « construction du sujet lyrique par son discours » (p. 67).