Identité iconique. Eustache Deschamps,
figure de l’humaine condition (Le double lay
de fragilité humaine, BnF fr 20020)
- Philippe Maupeu
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Fig. 3. Maître de Fauvel, Combat d’Artus
et du monstre, 2e quart du XIVe s.
Fig. 4. Maître de Fauvel, Combat d’Hector
de Blois et de Gadifer, 2e quart du XIVe s.
Fig. 5. Anonyme, Yvain arrivant chez
le vavasseur, 1er tiers du XIVe s.
Fig. 6. Anonyme, Combat de Gauvain et
du diable de l’Atre périlleux, 1er tiers du XIVe s.
Fig. 7. Anonyme, Le poète et ses
commanditaires, 1er tiers du XIVe siècle
Fig. 8. T. de Saluces, Le Livre du Chevalier
errant, v. 1403
Dans l’iconographie de ce manuscrit, les armes d’Artus paraissent relativement stables : l’écu du héros est certes susceptible de variation, alternativement un lion d’or rampant sur champ d’azur ou de gueules, mais le caparaçon de son destrier porte invariablement de pourpre au lion d’or rampant (fig. 3). On note néanmoins certaines incohérences apparentes : Gadifer tué par Hector est représenté monté sur un cheval couvert d’un caparaçon identique (f°108v ; fig. 4). Ceci appelle trois remarques :
– 1° : l’identification narrative prime sur l’identification thématique : le sujet est iconiquement déterminé par l’action dont il est l’agent, plus que par des signes identitaires permanents ; le lecteur reconnait Hector par son action et non par ses armes, identification facilitée par sa position à gauche de l’image, dans le sens de la lecture (Hector est sujet logique de l’action) ;
– 2° : ces images de combat fixent des topoï ; la symétrie axiale qui gouverne leur composition en miroir contrarie la distinction des personnages, en les faisant entrer dans un jeu combinatoire de permutation identitaire ;
– 3° : l’apparente contradiction entre les deux remarques précédentes a son explication dans l’économie romanesque : l’identification narrative et iconique des personnages se remet en jeu, s’éprouve et se risque de manière privilégiée dans ces lieux de rencontre et de confrontation topiques que sont les combats ; l’image sanctionne ainsi ce qui est un des lieux communs du roman arthurien.
De fait, le « flottement identitaire » dont parle Christine Ferlampin-Acher assume dans certains cas une valeur symbolique. La réception manuscrite du Chevalier au Lion, et la lecture qu’en a donnée l’éditeur du manuscrit 1433 (premier tiers du XIVe siècle), est à cet égard exemplaire. Ce manuscrit composé du roman de Chrétien de Troyes et de l’Atre périlleux, un roman arthurien du milieu du XIIIe siècle [7], présente une iconographie d’une remarquable cohérence. Le peintre fait fond sur la relation de contiguïté d’Yvain et du lion qu’il sauve et fait transporter sur son écu [8], pour faire du chevalier un chevalier au lion au sens héraldique du terme, portant d’azur au lion d’or rampant, sur son écu comme sur le caparaçon de son destrier. Ces armes sont celles d’Yvain dès sa première apparition dans l’illustration du roman (f°67v, réception d’Yvain chez le vavasseur, fig. 5) : son identité iconique court-circuite en quelque sorte la chronologie du récit, mais le combat d’Yvain contre le dragon et son choix en faveur du lion sont bien l’exploit originel qui fonde la régénérescence de l’identité du héros, après la perte de « son sens et son mémoire » (v. 3019). Mais il y a plus. Cette permanence identitaire, soulignée par l’image contre les détours du texte, fonde également l’illustration de l’Atre périlleux sur le bi-feuillet qui ouvre le même manuscrit (f°A-B) [9]. L’imagier a attribué à Gauvain les mêmes armes qu’Yvain, d’azur au lion d’or rampant (fig. 6). Dans ce manuscrit, l’éditeur fait donc d’Yvain et de Gauvain des « homonymes héraldiques » [10], et propose par l’image une lecture analogique des deux romans : les héros ont en effet tous deux fait l’expérience de la dépossession du nom propre, par perte de mémoire pour Yvain, alors que Gauvain est victime d’une usurpation identitaire de la part d’un chevalier qui s’est accaparé ses couleurs [11]. Les deux héros se voient, après une mise à l’épreuve de leur nom (au double sens du nom propre et du renom), rétablis dans leur identité, proclamée par l’héraldique sur le plan de l’image.
Identité iconique : le portrait d’auteur
On mesure ainsi les enjeux symboliques qui entourent la caractérisation iconique du personnage, et la complexité des relations identitaires qu’elle cristallise. Qu’en est-il lorsque les auteurs entendent affirmer, par les moyens du texte et de l’image, leur persona d’auteur et leurs prérogatives personnelles sur leur œuvre ? Dans la relation interpersonnelle qui lie l’écrivain de cour à son commanditaire ou dédicataire, les marques d’identification personnelle se rapportent plus souvent à l’auteur-lecteur qu’à l’auteur-écrivain : dans les bordures et marges de queue, ce sont généralement les possesseurs du manuscrit qui apposent leurs armes héraldiques dans les écus laissés vacants (et éventuellement grattés et repeints aux armes des propriétaires successifs), ou déroulent en phylactères leurs mots et devises dans le buisson des vignetures [12]. Pourtant, de plus en plus fréquemment, à partir du XIVe siècle, les écrivains élaborent par l’image une signalétique personnelle en s’appropriant attributs, habits, couleurs ou armes héraldiques distinctifs. Certains de ces attributs participent d’une emblématique d’auteur, et fonctionnent comme des jeux de mots visuels ou armoiries parlantes. Ainsi sur la miniature liminaire d’un conte d’Adenet le Roi (ms Arsenal 3142, f°1), l’auteur est représenté coiffé d’une couronne, comme celle de la famille comtale à laquelle il adresse son chant, mais qui désigne ici son sobriquet : le petit Adam, roi des ménestrels attachés à la cour comtale (fig. 7) [13].
Cette caractérisation ne fonde véritablement une identité iconique que lorsqu’elle est identifiable entre toutes et réitérable, reproductible d’un manuscrit à l’autre (auctorial ou non). Elle contribue alors à stabiliser une persona d’auteur reconnue comme foyer d’une œuvre, selon un rapport à la fois d’appropriation et d’attribution littéraires, pour parler avec Michel Foucault [14]. C’est ainsi que peut perdurer dans la tradition un « portrait d’auteur » caractérisé par des traits stables, mais dont le rapport de vérité référentielle n’est pas pour autant assuré [15]. Sylvia Huot a étudié certains exemples probants d’élaboration de persona iconique pour les manuscrits (probablement) auctoriaux du XIVe siècle, dont on peut raisonnablement penser que les auteurs ont supervisé la mise en image. Watriquet de Couvin par exemple est reconnaissable à sa tunique mi-partie jaune et verte, dans deux des manuscrits de ses œuvres (Bnf Fr 14968, et Arsenal 3525) : tenue qu’il arbore non seulement dans la scène de dédicace au comte de Blois, mais également dans une miniature qui le met en scène chevauchant à la rencontre d’Aventure personnifiée (BnF fr 14968, f°1v-2r) [16]. Guillaume de Machaut fait de l’iconographie de l’aucteur un facteur d’homogénéisation des recueils de ses œuvres, notamment dans le manuscrit BnF fr. 1586 où on le voit représenté « de façon homogène » [17].
L’identité iconique de l’auteur se fonde fréquemment sur les ressources de l’emblématique et de l’héraldique. Ainsi dans Le Livre du chevalier errant de Thomas de Saluces [18]. Le chevalier errant apparaît dans ce manuscrit vêtu indifféremment d’une houppelande courte aux couleurs changeantes (rouge vif, pourpre, bleue), d’une armure, puis à partir du f° 170 d’un long manteau pourpre doublé aux manches évasées qu’il conservera jusqu’à l’image finale (f°208v). Mais ce sont ses armes héraldiques, ou plus précisément sa devise, brodée sur sa houppelande ou timbrée sur son écu, qui le désignent comme le représentant de l’auteur au sein de la fiction : deux anneaux dorés, traversés par une lance (fig. 8). Cette devise apparaît dans cinq miniatures, et également comme motif décoratif, en bouts-de-lignes sur certains folios [19], « empreinte » ornementale de l’auctorialité du manuscrit.
[7] L’Atre périlleux, éd. B. Woledge, Paris, Champion, CFM, 1936 ; Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, éd. D. Hult, Paris, Le Livre de poche, « Lettres gothiques », 1994.
[8] Yvain utilise son écu comme litière pour transporter le lion blessé : les serviteurs du châtelain qui l’accueille transportent « son escu atout son leon » (v. 4674).
[9] Les peintures de ce double feuillet, les seules illustrations de L’Atre périlleux, sont dues certainement à une même main que celles du Chevalier au lion, ou en tout cas à un même atelier. Ce fascicule est néanmoins indépendant des autres cahiers : la cohérence iconographique du recueil s’est peut-être imposée a posteriori à l’éditeur, ce qui expliquerait son ajout tardif dans la reliure.
[10] Pour reprendre une formule de Florence Bouchet, « Rhétorique de l’héraldique dans le roman arthurien tardif. Le Méliador de Froissart et le Livre du Cuer d’Amours espris de René d’Anjou », dans Romania, 116, pp. 239-255 (citation p. 247).
[11] A la faveur d’un quiproquo, Gauvain passe pour mort et devient le chevalier « sans non ». Il part en aventure « pour son non querre » (v. 4895). Il le retrouve après avoir tué le Faé Orgueilleux qui l’en avait dépossédé, et exhibait les reliques du corps mort du prétendu Gauvain : « je suis Gavains », affirme ainsi « cil sans non » rétabli dans son identité (v. 5734).
[12] Voir E. König, « La réalité du portrait dans les manuscrits enluminés », dans D. Olariu (dir.), Le Portrait individuel. Réflexions autour d’une forme de représentation (XIIIe – XVe siècles), Berne, Peter Lang, 2009, pp. 167-190.
[13] Selon O. Delsaux et T. Van Hemeleryck, l’organisation et l’illustration de ce manuscrit pourtant composite auraient été supervisées par Adenet (Les Manuscrits autographes…, Op. cit., p. 62, n. 1).
[14] M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur » (1969), Dits et Ecrits, t. I, Paris, Gallimard, NRF, 1994, pp. 789-821.
[15] Voir l’article d’Anika Disse sur les « portraits » dans les initiales historiées des manuscrits de Boccace (« Figures de l’auteur : Boccace dans son œuvre », dans Le Portrait individuel, Op. cit., pp. 137-150). L’auteur de l’article émet l’hypothèse intéressante d’une pratique parfaitement tolérée, qui consisterait à prêter à l’auteur les traits d’un individu existant, éventuellement le dédicataire du livre, sur le modèle des tableaux de dévotion : « Il n’est pas évident d’identifier les personnages ainsi singularisés. Peut-être s’agit-il de contemporains de l’enlumineur que l’on aurait représentés sous les traits de l’auteur, comme dans les tableaux sacrés du XVIe siècle italien. On y faisait par exemple figurer la physionomie des notables d’une ville dans l’habit de personnages sacrés » (p. 142).
[16] S. Huot, From Song to Book, Op. cit., chapitre 7 (« The vernacular poet as compiler : the rise of the Single-Author Codex in the Fourteenth Century », pp. 211-241).
[17] M. Madureira, « Le Recueil d’auteur au XIVe siècle : Guillaume de Machaut et la compilation de ses œuvres », dans T. Van Hemelryck et S. Marzano (dir.), Le Recueil au Moyen Age. La Fin du Moyen Age, Turnhout, Brepols, 2010, pp. 199-211 (citation p. 206) ; voir S. Huot, Ibid., chapitre 8, « From Song to Book in an Early Redaction of the Oeuvre of Guillaume de Machaut: The Codex Bibl. Nat. fr. 1586 », pp. 242-273.
[18] L’étude iconographique du manuscrit BnF fr 12559, commandé à un atelier parisien par l’auteur dans les années 1403-1405, laisse penser, d’après Florence Bouchet, que « celui-ci a contrôlé l’illustration de son œuvre en formulant des consignes précises » (Fl. Bouchet, L’Iconographie du Chevalier errant de Thomas de Saluces, Turnhout, Brepols, « Corpus du RILMA », 2014, p. 20).
[19] Ibid., p. 34 (f°6), 37 (f°9), 46 (f°44) et 64 (f° 125 et 125v). Florence Bouchet renvoie pour l’identification de cette devise personnelle de Thomas III de Saluces aux recherches de Luisa Clotilde Gentile (« Le Chevalier errant de Thomas III de Saluces. Une lecture héraldique et emblématique », dans Marqueurs d’identité, Op. cit., pp. 243-252).