Pour une littérature autographique :
de la bande dessinée au livre manuscrit

- Hélène Martinelli
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Dès le XXe siècle, la publication d’œuvres autographes, facilitée par le développement technique, se répand aussi parmi les peintres (notamment expressionnistes) dans des dispositifs plus systématiquement iconotextuels. En témoigne Else Lasker-Schüler, qui a consacré en 1913 un essai à ladite « graphie » – du moins à la « Handschrift », terme allemand qui signifie à la fois « manuscrit », « graphie » et « patte », sinon « griffe » – l’écriture méritant selon elle une étude non pas linguistique ni graphologique mais artistique car c’est « une image en soi [qui] n’a rien à voir avec le contenu » [48]. Elle déplore du reste que son lecteur n’ait généralement pas accès à cette graphie, raison pour laquelle elle compose des poèmes manuscrits accompagnés de lithographies, comme c’est le cas dans Thèbes [49], où le Prince Youssef de Thèbes figure son alter ego, conformément à la récriture de sa vie à laquelle elle s’adonne dans son autobiographie [50]. On pourrait encore convoquer l’œuvre d’Alfred Kubin qui, tout en se transposant dans Ali, l’étalon blanc. Destin d’un cheval tartare en 12 tableaux [51], profite de la technique lithographique pour s’exprimer en texte et en image dans un dessin au trait qu’il compare par ailleurs à une « écriture manuscrite » [52]. Célébrant les précurseurs de la bande dessinée et l’art de la calligraphie, il voit dans le rythme des traits dessinés le « pouls de l’homme » [53], quand il ne va pas jusqu’à le qualifier de « psychographie » [54], procédé qui justifie qu’il ait parfois peiné à trouver un éditeur pour ses textes calligraphiés tels Ali.

Dans la deuxième partie du siècle, en France, outre l’art cacographique de Jean Dubuffet – qui renoue judicieusement avec l’autographie (du moins la calligraphie sur stencil) dans ses livres en langage phonétique illustrés par des gravures de fortune, comme Ler dla canpane en 1948 [55] –, le lettrisme va davantage dans le sens d’une déconstruction du langage rationnel entériné par la typographie, elle-même malmenée par les dadaïstes et futuristes, et achève la désémantisation de la graphie au profit d’une expression purement formelle. Dès 1940, du reste, l’éditeur Tériade se spécialise dans la reproduction en fac-similé de l’écriture manuscrite, et publie des livres d’auteur tels que Jazz d’Henri Matisse, Divertissement de Georges Rouault ou Cirque de Fernand Léger, pour ne citer que les œuvres illustrées par leur auteur [56]. Dans ce cas, il s’agit moins de révéler graphiquement l’auteur que de mettre l’accent sur la continuité plastique sinon rythmique entre le texte et l’image. Albert Skira use au contraire de la reproduction de graphie dans la collection « Les Sentiers de la création » (1969-1975), en collaboration avec Gaëtan Picon, pour laisser aux auteurs le soin d’illustrer leurs œuvres ou d’en exhiber la fabrique, dans une démarche plus génétique où le manuscrit, même imprimé, garde sa dimension indicielle – quand bien même il s’agirait d’une fiction de l’intime, comme dans La Fabrique du pré de Francis Ponge (1971 [57]). Ce n’est plus le cas lorsque la photocopie démocratise l’écriture manuscrite dès les années 1970 dans le fanzine, où c’est de nouveau moins un enjeu de monstration de la singularité graphique qu’une facilité de reproduction qui prime dans le respect de l’homogénéité du texte et de l’image. Se succèdent ainsi des enjeux indiciels, plastiques et techniques, qui relativisent la prétention du dispositif manuscrit à représenter son auteur, moins systématique dans la littérature autographique que dans le lettrage de bande dessinée.

Si pour Gérard Blanchard « la bande dessinée est le néo-manuscrit de l’ère industrielle » [58], l’écrivain comme le dessinateur s’essayent à la littérature autographique aux XIXe et XXe siècles, revendiquant la liberté de l’arabesque et de l’enluminure avant même que la technique de la reproduction de manuscrits en fac-similé ne soit parfaitement au point et alors que le monde du livre résiste puis cède à l’autographie. La mise en image de soi y est conditionnée par une technique synthétique mettant en évidence le continuum entre écriture et dessin à la lisière entre l’intimité de la graphie privée, la valeur sociale de la signature (voire sa valeur pragmatique et commerciale) et le destin éditorial de l’imprimé autographié ou fac-similé.

Au contraire, les solidarité et contemporanéité qui lient graphiquement texte et image chez Töpffer sont loin d’être toujours effectives dans la confection moderne de la bande dessinée où le lettrage est souvent délégué ou mécanisé, car industriel ; avant de renouer avec une graphie manuelle dans la bande dessinée d’auteur et l’édition indépendante, notamment à l’occasion de la veine auto(bio)graphique dans les années 1990 (avec par exemple L’Association). Enfin, il faut ajouter que la bande dessinée elle-même, longtemps définie par sa graphiation, a aujourd’hui entrepris d’en finir avec ce postulat de l’uni(ci)té du sujet traçant (comme la polyphonie avait sacrifié le postulat de l’unicité du sujet parlant) et multiplie les autobiographies polygraphiques dont la variété graphique tend à signaler rétrospectivement la vanité de ce retour à la trace manuscrite – et ce au moment même où le numérique permet justement de s’adonner au récit en graphie de soi.

 

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[48]  « Die Schrift ist ein Bild für sich und hat nichts mit dem Inhalt zu tun », Else Lasker-Schüler, « Handschrift », Gesichte. Essays und andere Geschichten, Leipzig, Kurt Wolff Verlag, p. 19, sauf mention contraire, nous traduisons (consulté le 18 avril 2020).
[49] E. Lasker-Schüler, Theben. Gedichte und Lithographien, Frankfurt am Main / Berlin, Querschnitt-Verlag, 1923.
[50] « Ich bin in Theben (Ägypten) geboren, wenn ich auch in Elberfeld zur Welt kam im Rheinland. Ich ging bis 11 Jahre zur Schule, wurde Robinson, lebte fünf Jahre im Morgenlande, und seitdem vegetiere ich ». Notice biographique d’Else Lasker-Schüler, dans K. Pinthus, Menschheits Dämmerung: Symphonie jüngster Dichtung, Berlin, 1920, p. 294 (consulté le 18 avril 2020). En français : « Je suis né́ à Thèbes (en Egypte), même si je suis aussi venue au monde à Eberfeld, en Rhénanie. Je suis allée à l’école jusqu’à l’âge de onze ans, je suis devenue Robinson, j’ai vécu cinq ans au Levant et depuis je végète ».
[51] A. Kubin, Ali, der Schimmelhengst. Schicksale eines Tatarenpferdes in 12 Blättern, Vienne, Johannes Press, 1932.
[52] A. Kubin, « Handschrift », « Rhythmus und Konstruktion », A. Kubin, Aus meiner Werkstatt, Gesammelte Prosa mit 71 Abbildungen, Munich, Nymphenburger Verlagshandlung, 1973 (pp. 60-62) ; cf. aussi « Die Federzeichnung », Ibid., pp. 65-68. En français : « Rythme et construction », Le Travail du dessinateur, trad. C. David, Paris, Allia, 1999, p. 45 (pp. 44-46) ; voir aussi « Le dessin à la plume », Ibid., pp. 68-73.
[53] A. Kubin, « Pulsschlag der Menschen » ; « Handschrift », « Rhythmus und Konstruktion », art. cit., p. 61. En français : « Rythme et construction », art. cit., p. 45.
[54]  « “Psychographik” nannte ich dieses Verfahren » ; « Ich verzichtete auf alles bis auf den Strich », Die andere Seite. Einphantastischer Roman [1909], Reprint de l’édition originale, Munich, Spangenberg, 1990, p. 166.  En français : « J’appelai ce procédé “psychographique” », A. Kubin, L’Autre Côté. Un roman fantastique trad. Robert Valançay revue par C.Hubin, Paris, José Corti, 2000, p. 151.
[55] J. Dubuffet, Ler dla canpane par Dubufe J., Paris, L’art brut, 1948 (consulté le 18 avril 2020).
[56] G. Rouault, Divertissement, Paris, Tériade pour les éditions de la revue Verve, 1943 ; H. Matisse, Jazz, Paris, Tériade, Editions Verve, 1947 ; F. Léger, Cirque, Paris, Tériade, Editions Verve, 1950.
[57] A ce sujet, cf. J.-C. Depaule, « La fable d’une fabrique – Ponge et son pré », Gradhiva, n° 20, 2014, pp. 22-47 (consulté le 18 avril 2020).
[58] P. Marion, Traces en cases, Op. cit., p. 47.