Pour une littérature autographique :
de la bande dessinée au livre manuscrit

- Hélène Martinelli
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Fig. 5. G. Cruikshank, The Loving Ballad of Lord
Bateman
, 1839

Fig. 6. C.-M. Seyppel, Roi, reine,
prince
, 1886

Fig. 7. A. Jarry et C. Terrasse, Ubu
Roi
, 1897

Fig. 8. L. Carroll, Alice’s Adventures
Under Ground
, 1864

Fig. 9. S. Mallarmé, Le Guignon, 1887

En effet, en tant qu’inscription de la personnalité, le trait constitue ainsi une autre modalité de la présentation de soi non plus iconique (ni même sémantique) mais bien matérielle et indicielle, pour reprendre Charles Sanders Peirce, qui distingue la causalité et la contiguïté propre à l’indice de l’analogie entre le signe et son référent, dans l’icône [33]. La dimension subsidiaire de la justesse référentielle est confirmée par l’opposition que Töpffer manifeste à l’égard de la reproduction mécanisée, tout d’abord telle qu’il l’envisage une fois exposée aux contrefaçons :

 

Un livre autographié, c’est-à-dire composé de croquis originaux dont l’agrément réside dans la spontanéité du faire, dans la liberté expressive du trait, dans une sorte d’exigence folle ou d’incorrection comique, ce livre-là, lorsqu’il a été laborieusement copié par le salarié d’un éditeur marchand [ne dit] plus les mêmes choses de la même façon, paraît niais là où il a semblé drôle, et bête là où il semblait amusant. C’est lui, et ce n’est pas lui [34].

 

Son opposition s’exerce aussi à l’égard de la photographie, puisqu’il compare en 1841, dans sa critique « De la plaque Daguerre », le « peintre-machine » qui redouble la nature et le « peintre mémorisant », qui l’abrège et la symbolise car il travaille d’après souvenir [35]. La photographie a certes joui elle aussi d’une indicialité mythique, mais la correction de sa représentation en termes figuratifs s’oppose ici à ce régime d’opacification du référent qui relèverait moins du seul effet d’expressivité du style que d’un geste autographique valant signature – la trace (réflexive, pour Marion [36]) se désignant elle-même.

On pourrait à tous ces titres aller jusqu’à qualifier la littérature töpfferienne d’olographe puisque, artisanale, entièrement de sa main, elle se passe d’intermédiaire. Mais son intérêt tient aussi à sa mise en évidence, dans le graphisme, d’une historicité à même le trait qui vaut comme empreinte ou « image du geste », pour reprendre l’expression que Gaëtan Picon applique, plus d’un siècle après, à la « touche » picturale, dans L’Admirable Tremblement du temps (1970) : « la temporalité est à son comble dans ces images où nous voyons moins l’image que nous ne sentons la touche, dans l’art qui figure l’image sous nos yeux, plus encore dans celui qui la défigure. A la limite, il y a l’art qui ne retient que ce geste s’accomplissant devant nous, l’art dont l’image n’est qu’une image du geste » [37].

 

Littérature dessinée et illustrée en fac-similé

 

Au-delà du seul procédé autographique, déprécié et utilisé essentiellement par Töpffer, on peut ouvrir ce paradigme aux littératures dessinées et illustrées souvent reproduites en en fac-similé, qui ne doivent pas (seulement) être évaluées en termes de précision référentielle (laquelle occulte en grande partie la teneur indicielle du trait, selon une logique d’inversion proportionnelle), mais méritent d’être prises en compte comme exploration du geste autographique sur le plan du tracé du texte et de l’image.

On compte de nombreux imitateurs de Töpffer et des prémisses de la bande dessinée, comme le dessinateur anglais George Cruikshank, qui réalise en 1839, à la pointe sèche, The Loving Ballad of Lord Bateman (La Ballade amoureuse de Lord Bateman, aussi attribuée à Charles Dickens et William Makepeace Thackeray) et accompagne d’une signature sa préface typographiée en regrettant que cette dernière ne soit « pas de son écriture » (fig. 5) [38]. Mais des dispositifs iconotextuels homogénéisés par une graphie individuée peuvent aussi aller à l’encontre de cette logique, comme dans le Roi, reine, prince (Er, sie, es, 1883) de Carl Maria Seyppel – dont la graphie stylisée et pseudo-archaïque est censée rendre compte de l’état du narrateur plus que de l’individualité de « l’auteur » (fig. 6) [39].

De plus, les récits en images ou en graphie d’écrivains peinent à se voir publiés, quand ils ne sont pas directement autographiés comme le « Mai », de Camille Mauclair, de 1897, également signé [40], ou, la même année, l’Ubu autographe d’Alfred Jarry, aussi dessinateur, dans lequel la présence de partitions rappelle leur place parmi les fascicules dont l’autographie a facilité la reproduction (fig. 7) [41]. En effet, les auteurs d’ouvrages manuscrits se heurtent alors à la résistance du monde du livre – à commencer par Lewis Carroll, un des premiers écrivains à s’intéresser à la photographie comme un art à part entière, qui réalise en 1864 une version manuscrite d’Alice au pays des merveilles, enluminée et ornée de trente-sept dessins de sa main. Refusée par l’éditeur, elle ne sera publiée en fac-similé qu’en 1886, alors que dès 1865 paraît la version illustrée (par John Tenniel) et typographiée de ce récit fantaisiste, partant d’une histoire vécue pour en développer les conséquences absurdes. Bien que Patrick Roegiers considère que Carroll s’y projette sous les traits d’Alice [42], seule la photographie finale, en forme de repentir, laisserait supposer une volonté de figuration permettant d’identifier les actants « biographiques » (fig. 8) [43]. Ces tentatives manuscrites trouvent toutefois des actualisations récurrentes dans la prose du XIXe siècle, allant jusqu’aux revues manuscrites, comme celles que Carroll fait « maison » et diffuse dans un cercle privé ; tandis que dans les dernières décennies du siècle le mouvement Arts and Crafts, Walter Crane en tête, investit définitivement l’écriture manuscrite dans le livre pour enfants dont il contribue à élaborer les codes.

Enfin, à la fin du siècle, la démarche auctoriale de publication de manuscrits, ni nécessairement illustrés, ni enluminés, peut venir prolonger ces essais de littérature autographique. Stéphane Mallarmé s’est tourné vers la poésie manuscrite, à travers ses loisirs de la poste et autres sonnets-éventails, démarche qui culmine en 1887 avec Les Poésies de Stéphane Mallarmé, tirage photolithographique du manuscrit définitif de poèmes parus en revue (fig. 9) [44]. Sa poésie tendant alors à l’anonymat [45], il n’y a plus du tout (ou encore moins), ici, de préjugé romantique (d’originalité) ou naturaliste (relatif au tempérament) [46]. Reste le geste autographique, qui témoigne de sa possible indépendance à l’égard d’une conception étroite de l’identité du sujet psychique, et se comprend dans une dimension pragmatique et médiatique – comme dans les calligrammes de Guillaume Apollinaire dont une partie, impossible à rendre typographiquement, est une reproduction de son écriture manuscrite. Chez les poètes, le procédé perdure jusque chez René Char, dont la « Guirlande terrestre », un poème de trente-six pages, paraît en 1952 dans sa version manuscrite, ratures comprises, avec seize illustrations de Jean Arp [47].

 

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[33] C. Sanders Peirce, Ecrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978.
[34] R. Töpffer, « Histoire de Mr Jabot » (notice sur les contrefaçons), Bibliothèque universelle de Genève, n° 40, avril 1839, pp. 342-343, cité dans T. Smolderen, Naissances de la bande dessinée, Op. cit., p. 59.
[35] Ph. Kaenel, « Rodolphe Töpffer et la copie. Le paradigme photographique », Nos monuments d’art et d’histoire, n° 1, 1986, p. 36-42 (consulté le 18 avril 2020). Cf. R. Töpffer, « De la plaque Daguerre » [1841], repris dans les Mélanges, Genève-Paris, 1852, p. 267 : « Nous connaissons un touriste qui, empêché par une infirmité des yeux de dessiner d’après nature les sites des Alpes et de nos Cantons, qu’il parcourt annuellement, se contente de les reproduire de souvenir, un mois, deux mois après les avoir visités ».
[36] P. Marion, Traces en cases, Op. cit., p. 37.
[37] G. Picon, L’Admirable Tremblement du temps, Paris, Skira, « Les Sentiers de la création », 1970, p. 99. Voir aussi L. Gerbier, « Le trait et la lettre. Apologie subjective du lettrage manuel », Théorisations et médiations graphiques, mis en ligne le 27 septembre 2012 (consulté le 18 avril 2020).
[38] « the above is not my writing », G. Cruikshank, The Loving Ballad of Lord Bateman, Londres, Charles Tilt, 1839, « Preface », p. vii, en ligne sur Internet Archive (consulté le 18 avril 2020).
[39] C.-M. Seyppel, Roi, reine, prince : récit humoristique égyptien peint et écrit d’apres nature, l’an 1302 avant la naissance de J. C., Düsseldorf, Felix Bagel, 1886, p. 5, en ligne sur le site de la Heinrich Heine Universität Düsseldorf (consulté le 18 avril 2020).
[40] C. Mauclair (Camille Laurent Célestin Faust), « Mai », 1897, double page reproduite dans Evanghelia Stead, La Chair du livre, Paris, PUPS, 2012.
[41] A. Jarry et C. Terrasse, Ubu Roi. Texte et musique. Fac-similé autographique [Drame en cinq actes en prose ; restitué en son intégralité tel qu’il a été représenté par les marionnettes du théâtre des Phynances en 1888 et le Théâtre de l’Œuvre le 10 décembre 1896 avec la musique de Claude Terrasse], Paris, Mercure de France, 1897, p. 29, en ligne sur Gallica (consulté le 18 avril 2020). On sait du reste combien Jarry a été assimilé à son personnage, comme en témoignent les jeux d’hétéronymie : outre un almanach célèbre, on trouve des lettres signées du nom d’Ubu, notamment.
[42] P. Roegiers, Lewis Carroll, dessinateur et photographe ou Le visage regardé, Bruxelles, Editions Complexe, 2003, p. 42.
[43] L. Carroll, Alice’s Adventures Under Ground, Londres, British Library, manuscrit illustré, 1864, p. 90, en ligne sur le site de la British Library (consulté le 18 avril 2020).
[44] S. Mallarmé, Les Poésies de Stéphane Mallarmé, photolithographiées du manuscrit définitif, Paris, La revue indépendante, 1887 (9 cahiers), en ligne sur Gallica (consulté le 18 avril 2020).
[45]  J.-M. Gleize et B. Veck, Francis Ponge. Actes ou textes, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1984, p. 25.
[46] Ph. Kaenel, Le Métier d’illustrateur, Op. cit., p. 566.
[47] Le poème prend ensuite le nom de « Lettera amorosa » et est illustré par Georges Braque en 1963.