De manu et de visu : Représentation lyrique
et dispositif manuscrit
- Serge Linarès
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Fig. 21. J. Cocteau, Rome est une ville
trop lourde..., 1925
Fig. 22. Ch. Dotremont, O Préhistoire
bonjour…, 1978
Au cours de ce cheminement dans les éditions manuscrites, il appert que le choix d’une expression autographe, si elle déplace l’autoportrait sur le plan du geste scriptural, n’est pas réductible à une démonstration égotiste de plein exercice. L’appétit exploratoire et l’interrogation identitaire se rejoignent pour déporter l’expressivité du tracé vers les possibilités différentielles du sujet, qu’il se mesure à soi ou à ses semblables. La preuve ultime de cette délocalisation graphique de l’individualité tient à la place décisive accordée à la pragmatique dans chacun des dispositifs considérés. Sous des angles variés, le récepteur devient l’horizon d’attente d’écrivains qui s’en remettent à lui pour mener l’opération de représentation du moi jusqu’à son terme relatif. De nombreuses planches du Mystère de Jean l’oiseleur, fondées sur un défaut de réciprocité intermédiale, tiennent du plaidoyer pour la voyance du moi. Dans la 6e (fig. 21), les phrases sur les ruines de Rome sont accolées à un autoportrait au regard de visionnaire : l’incongruité de leur présence se résorbe si l’on y décèle un appel à imaginer le passé de la ville comme, par ricochet, la densité du poète présumé frivole. Parmi les procédés qui visent à dénoncer le règne des apparences et à démonter les préventions contre Cocteau, il y a aussi l’écriture à l’envers qui, au contact des effigies, presse le lecteur de dépasser le stade de l’illisibilité et de connaître, moyennant un miroir, l’expérience d’un retournement des évidences. Bref, Cocteau prend ainsi l’observateur à témoin, parfois même avec des professions de foi bien trempées, parce qu’il se garantit par là un semblant d’identité à l’heure où il s’expérimente vacillant, contradictoire, voire inexistant. Dotremont, quant à lui, constitue le lecteur en instance de validation de ses logogrammes pour justifier après coup leur existence et partant son propre parcours de vie. Il les assortit de transcriptions lisibles qui les rendent partageables. Il finit même par en faire les instruments d’une révolution de la sensibilité collective dans O préhistoire, bonjour… (1978) (fig. 22), où l’énoncé verbal et l’énonciation graphique vibrent d’une utopie de revitalisation anthropologique. Dans l’édition originale des Cent Phrases pour éventails, Claudel fait de l’objet-livre le moteur d’une expérience de brouillage culturel à destination du lecteur : le recueil se présente dans des atours nippons – boîtier toilé à fermeture d’ivoire, plaquettes oblongues en forme de paravents repliés, sceau et calligraphies lithographiés sur du papier Senga (figs. 23 et 24) – afin de prédisposer le public francophone à connaître l’étrangeté d’un dépaysement au sein de sa propre langue, à l’instar de l’auteur. Dans l’édition de 1942, la disparition de ce dispositif éditorial provoque l’apparition d’une préface ; l’explicitation du projet s’accompagne alors d’une exhortation à l’adresse du lectorat : « Toi, reçois à l’oreille de ton cœur cette parole muette que dépêche une haleine issue de la main ! » [19] Claudel pallie aussi le défaut matériel d’orientalisation de l’ouvrage par le choix, pour la préface, d’une rédaction manuscrite qui, si elle se révèle bien différente des calligraphies postérieures, persiste à déstructurer visuellement les syntagmes à dessein d’implanter du rythme, du spectacle et de la réflexivité dans le processus d’écriture. Tardieu délègue précisément à la préface et au lecteur de ses Poèmes à voir la phase d’élaboration sémantique de chaque texte spatialisé : « Cette surface, explique-t-il, est composée ou plutôt décomposée, déchirée, éclatée en fragments épars, dont chacun a sa signification et sa place voulue, mais que l’esprit doit recomposer pour en faire un tout, signifiant et allusif […] » [20]. Enfin, Butor se fie davantage à la qualité objectale de l’œuvre pour élargir l’empan pragmatique. Dans D’un obscur à l’autre, réalisé avec Joël Leick en 2006 (fig. 25), il se livre à une suggestion de lecture au sein du texte : il conseille de maintenir dans son intégrité le dispositif, qui emploie le pliage du papier et le collage d’un négatif et d’une diapositive à susciter le mystère et à questionner l’identité : « Bien sûr on pourrait / détacher l’image / pour voir à travers / et la projeter / sur un grand écran // Mais on y perdrait / sa supplication / de garder secret / un trésor futur / jusqu’à nouvel ordre // C’est comme un miroir / sans tain donnant sur / une chambre forte / où l’on se devine / en train de changer // Ne sais qui je suis / ne sais qui tu es / un filet de sang / unit nos regards / où germe la nuit ». Comment mieux dire que la représentation de soi butte toujours sur l’irreprésentable et que l’agencement de l’œuvre autographe, utilisant l’image en renfort du langage, repousse toujours plus loin la perspective d’une incarnation définitive de l’eccéité ?